783 - Entre le bleu et l’ocre

N. Lygeros

Ils vivaient au bord de deux mondes, au bord de deux mers, au bord de deux déserts, sur cette terre sans ombre. Chaque jour, ils apercevaient au loin les dunes de la mer et les vagues du désert. Ils faisaient partie de ces hommes qui ne sont riches que par leur dignité. Ils ne désiraient rien, si ce n’est vivre sur ce baiser qui avait engendré la rose des sables. Leur histoire avait été écrite sous la clepsydre et sur le sablier. Là-bas, tout était compté et surtout la vie. Et pourtant ces hommes ne comptaient pas. Il ne comptait pour personne. Ainsi ils ne comptaient sur personne. Ils avaient essuyé toutes sortes de tempêtes mais leurs barques tenaient bon. Sur cette bande de terre, ils contemplaient les deux éternités qui les étreignaient à l’instar du présent qui regarde le futur en pensant au passé. Chaque instant de leur vie sur cette terre était un moment de nostalgie lumineuse. Car ils ne chaviraient que le soir au moment où la mer et le sable prenaient la couleur du ciel étoilé. Ils exploitaient chaque parcelle de leur terre car ils savaient que c’était leur unique richesse. Ils n’avaient droit à rien d’autre. Pour la suite, ils devaient comprendre qu’ils n’auraient même plus cela. Un grain de sable était une larme de souffrance. Combien de larmes avaient été enfouies sous ce sable ? Combien de dunes s’étaient envolées sur ces eaux ? Nul ne le savait. Nul n’osait le dire. Cette pensée à elle seule suffisait pour effrayer les hommes qui ne connaissaient que le bleu et l’ocre. Eux qui n’avaient peur de personne, ne pouvaient s’empêcher de penser qu’ils vivaient sur une mer de sable. Ils étaient tous les premiers hommes car personne ne connaissait leur passé et ils seraient les derniers hommes car tout le monde connaissait leur futur. Ils étaient fils de réfugiés, ils étaient réfugiés et ils seraient pères de réfugiés. Comme si aucune terre ne pouvait leur appartenir vraiment. Toujours entre deux mers, noyés par le chagrin, ils déversaient leur âme. Ils tenaient dans leurs poings le sable et la mer. A peine quelques grains, à peine quelques gouttes, juste le temps d’une vie. Ils avaient trouvé dans l’absence de sens, l’essence de leur existence. Ils vivaient et c’était déjà trop. Alors que pouvaient-ils faire ? Ils n’étaient rien. C’était vrai mais ils le savaient. Alors entre le bleu et l’ocre, ils avaient décidé de vivre l’impossible, cet impossible voyage immobile entre le fluide et le liquide, avec leurs chevaux de mer et leurs roses des sables.