614 - Morales sociales et intelligence humaine

N. Lygeros

Avant de se poser la question de savoir pourquoi il faut préférer le bien au mal, il nous faut non seulement savoir comment ils sont définis mais surtout par quels moyens consensuels, ils sont définis comme tels par la société. Cette interrogation permettra alors d’éclairer l’aspect négatif qui est associé au jugement personnel. En réalité, nous pourrions effectuer une analogie subversive et relier cela au déterminisme orthodoxe que nous observons dans le domaine de la physique théorique. Cependant la problématique générale du déterminisme nous est suffisante. Elle présuppose que si nous avons une connaissance absolue des états initiaux alors il est théoriquement possible de prédire de manière absolue les états finaux. De la même manière que nous qualifierons de naïve cette approche, nous aborderons le problème du statut social du bien et du mal. Ce qui est bien pour la société est considéré comme bien et ce qui est mal pour elle, est considéré comme mal. Cette idée générale bien qu’en contradiction totale avec les données historiques, les révolutions intellectuelles et l’existence des génies, n’en demeure pas moins dominante dans la société. Elle a certainement une part de vrai puisqu’elle contribue à la stabilité sociale mais elle engendre inexorablement l’inertie intellectuelle car elle interdit toute initiative qui pourrait remettre en cause les données sociales. Enfin, une conséquence importante pour notre propos c’est qu’elle considère négativement le jugement personnel. En partant du principe que nous ne pouvons juger sans tout connaître, comme il est impossible de tout connaître alors nous ne devons pas juger, la société aboutit à sa propre contradiction puisqu’en affirmant la véracité de cette idée, elle transgresse sa propre loi. Elle définit donc négativement le jugement personnel en utilisant une base formellement incohérente. En fait la seule base possible ne peut être sociale, elle est humaine et c’est l’intelligence. L’intelligence n’étant ni sociale, ni absolue, elle est le propre de l’homme et c’est elle qui est sollicitée lorsqu’il s’agit de porter un jugement, elle ne dispose pas d’une connaissance totale des données. Aussi sa valeur axiologique engendre l’éthique. Cette dernière ne peut en aucun cas être considérée comme donnée. Elle n’existe pas a priori, elle doit être créée par l’homme. Aussi les notions de bien et de mal ne peuvent être déclarées comme indépendantes de la nature humaine. Elles se forgent en fonction de notre propre évolution. Il est d’ailleurs consternant et affligeant de constater combien les définitions sociales de celles-ci à travers le temps, peuvent être en contradiction entre elles. Cependant chacune des sociétés au lieu de s’apercevoir qu’il s’agit bien de notions relatives et non absolues, tente par tous les moyens dont elle dispose de faire accepter ses propres définitions. En plaçant l’individu dans un carcan social, elle l’oblige à penser comme il est convenable de le faire. Par conséquent, toute forme de libre pensée est non seulement asociale mais de surcroît amorale, si ce n’est immorale. D’une certaine manière, l’importance pour la société n’est pas de bien penser au sens philosophique du terme, mais de penser tous ensemble la même chose. En faisant le choix de la stabilité, elle exclut de facto tout processus évolutif propre à l’intelligence humaine. Par ce biais, elle interdit aussi la prise d’opinion non consensuelle. En interdisant à chacun de juger les autres, elle évite toute axiocratie. Chacun est absolument identique à tout autre sur le plan social, non en raison d’un quelconque principe démocratique, mais pour prévenir toute irruption d’une nouvelle pensée nécessairement révolutionnaire et donc négative pour la société. En acceptant l’interdit de juger, nous acceptons l’interdit de penser !