589 - Du modèle comme outil stratégique

N. Lygeros

Après l’introduction de la théorie des jeux dans le monde stratégique, il est devenu nécessaire de s’interroger sur le rôle du modèle en stratégie. Certaines notions propres aux modèles avaient déjà été mises en évidence auparavant néanmoins le modèle n’était pas considéré comme une entité à part entière. Tandis qu’avec la théorie des jeux il a acquis une véritable ontologie. Dans ce nouveau cadre prédictif, la nouvelle tendance est devenue plus effective dans le sens où le modèle désigne une réalité au moins aussi importante que la réalité commune. Sur le plan cognitif, il n’y a plus de différence. Cette idée s’est renforcée à travers les processus de dissuasion. Car cette fois, toute la stratégie est axée sur la non réalisation du virtuel. Ainsi de manière indirecte, le modèle devient la réalité et la réalité un modèle à éviter. Bien que cela puisse déjà sembler radical comme point de vue, il ne s’agit en réalité que d’un premier pas dans une théorie plus profonde. En effet, s’il s’agit d’un modèle mental ainsi que nous l’avons décrit dans un précédent article alors le modèle est capable de simuler la réalité sans pour autant être simulable par la réalité. Via cette propriété le modèle acquiert un statut supérieur à la réalité quant à son aspect cognitif. Et il est alors possible de concevoir une véritable théorie mentale uniquement constituée d’un assemblage de modèles mentaux. Du point de vue strictement stratégique nous atteignons cette fois la notion de dogme dans lequel vit toute stratégie contemporaine.

Le concept de dogme permet à la stratégie de vivre dans le futur au-delà de l’horizon de la réalité. Le modèle ne modélise plus une réalité. Il transforme d’abord la réalité selon le dogme et vit dans cette nouvelle réalité pensée. Il ne s’agit plus donc d’une immersion d’un modèle dans la réalité, mais d’un véritable débordement ontologique du modèle sur la réalité. Le modèle n’est pas postérieur mais antérieur à la réalité. Celle-ci est préconditionnée par le modèle. Aussi à travers cette modification structurelle, elle devient son propre modèle. Pour y parvenir, le stratège ne doit pas seulement faire évoluer son armée selon sa vision mais aussi convaincre son adversaire que seule cette vision représente la réalité. Les premières étapes de cette nouvelle façon d’aborder la guerre dans son ensemble, sont les notions de propagande, de désinformation et plus généralement de guerre psychologique. Cependant ces étapes nécessairement basiques ne peuvent agir que sur la masse aussi bien de son propre camp que celui de l’adversaire. Car elles sont naturellement éliminées par les services de contre-espionnage et échouent nécessairement lorsqu’il s’agit d’influencer le quartier général de l’adversaire. Ainsi la bataille psychologique se termine là où elle commence via la puissance de la symétrie. La maîtrise de la pensée élémentaire des hommes ne peut engendrer de dogme. Celui-ci évolue dans le monde cognitif, domaine dans lequel le mental prend toute sa puissance et n’est limité que par ses propres bornes.

Dans ce nouveau modèle, le monde n’est que pensée et la stratégie que idée. La fulgurance de la stratégie ne peut provenir que de la rupture des schémas mentaux classiques. Dans ce nouveau monde où tout est modèle, la réalité n’est qu’un effet de bord qui doit être traité comme tel si l’on veut parvenir à des processus irréversibles dans le champ de bataille. La puissance du modèle en stratégie dépasse de loin les possibilités de la réalité car elle vit dans la réalité des possibles. En ce sens, le modèle comme outil stratégique est l’unique réalité de la stratégie.