47 - Réflexions sur des films : Les amants du Pont-Neuf. Le pas suspendu de la cigogne. La côte d’Adam

N. Lygeros

Les amants du Pont-Neuf : Bien plus qu’une histoire d’amour c’est l’histoire de deux misérables – au sens de V. Hugo. Bouleversante cette beauté du désespoir : lui, la bouche en feu, elle, les yeux éteints. Avec ces deux êtres l’on se retrouve violemment projeté à la frontière de l’humain. Alors toute notion de société devient superfétatoire, pire même, elle est nuisible. C’est la sublimation de sentiment d’amour ; il transgresse les lois ; il redevient lui-même : un universel humain. Les abîmes de la société, véritables boîtes de Pandore, contiennent en leur sein de façon tragique, l’espoir.

Tel le légendaire phénix qui renait de ses cendres, un frêle amour jaillit du plus vieux pont de Paris ; il est l’oeuvre d’une marionnette qui traîne derrière elle, comme un boulet, les fils qui d’habitude la mettent en mouvement, et d’un pantin qui collectionne les dernières images qui lui restent à voir.

C’est une formidable leçon de sagesse qui va pour une fois bien au-delà de la pensée antique : les géniteurs de l’éros ne sont pas les dieux de la beauté mais le pathos de l’humanité.

C’est un nouveau mythe plus puissant que celui de Roméo et Juliette, plus étrange. Leurs sentiments ne sont pas taillés dans du marbre fin ou de l’albâtre divin ; ce sont des blocs de granite enclavés dans le bitume humain.

Leur cri d’amour nous transfigure à notre corps défendant. Le front en sang, les yeux gorgés de compassion, le ventre labouré de remords, le sexe hurlant, et la main gauche blessée par la colère, c’est avec une stupéfaction réfléchie que l’on suit l’histoire de ce couple singulier.

Le but originel d’un pont c’est de relier les deux rives d’un fleuve mais s’il est original il devient un objet intéressant en soi, de même pour l’amour : considéré comme une liaison naturelle entre deux êtres, il s’avère être une relation fondamentale.

Dans Le pas suspendu de la cigogne Théo Angélopoulos a poussé sa recherche de la beauté jusqu’au déraisonnable. Loin de l’archétype de la Grèce écrasée de lumière il a trouvé un point d’accumulation de la folie humaine. Sur la frontière des arbitraires il étudie l’endroit que l’on nomme la salle d’attente. Là se trouvent tous les réfugiés politiques ou autres non admis à rejoindre l’ensemble des hommes qui constitue l’intérieur, l’habitude. C’est là aussi que l’on va trouver l’auteur de cette formidable phrase : “Avec quels mots-clefs pourrait-on donner vie à un nouveau rêve collectif ?”. Il voulait changer le monde et il a fait de la politique puis il a découvert que celle-ci n’est plus qu’une affaire de carrière alors il s’en est détourné. Nilpotent, il a fui sa vie. Et maintenant il est là, à la limite de l’humain, à l’aube de l’au-delà. Ici au bord des domaines où le moindre évènement acquiert une dimension inattendue. Chaque pensée, chaque geste peut engendrer une révolution car face à l’interdit tout est permis. Le lieu d’un partage devient une légende autoréférente car au sein de la frontière des états les hommes ont conçu d’autres frontières plus profondes encore, plus ancestrales : celles des langues , celle de la culture, celles de la race. Aussi se pose le problème de l’identité ; à la frontière il n’y a pas de place au flou et c’est pour cela que les définitions perdent leur contenance. A la recherche d’une signification les hommes se créèrent cette misérable volonté qui insufle leur foi au régionalisme ; pour se mettre à l’abri des frontières ils n’ont rien trouvé de mieux que d’en ériger d’autres.

Ainsi la cigogne, l’oiseau du voyage par excellence ne sait que faire : se consacrer à sa propre vie ou se sacrifier pour celle des autres. Théo nous pose cette question et nous inflige, tel le sphinx, son énigme finale. Il nous faudra la résoudre avant de faire le premier pas.

La côte d’Adam : Cette planète est étrange. Plusieurs membres de l’espèce animale dominante considèrent qu’en fait c’est plutôt deux espèces qui tentent de cohabiter. Croire que l’une descende de l’autre n’est qu’affaire de légendes car chacune est nécessaire à la survie de l’autre, mais une conscience aigüe de leur différence a vite fait de limiter leur symbiose et d’en faire un parasitage réciproque. On se comprend et s’entraide au sein d’une même espèce, mais ne communique qu’aux viscères et aux rêves de l’autre. Il n’y a donc bien sûr pas d’amitié possible, pas de construction commune autrement que ponctuelle, pas d’intelligence partagée avec l’autre, d’autant plus que cette mésintelligence se nourrit d’elle-même lorqu’on la détecte chez l’autre et lui emboîte le pas. Elle atteint même les membres d’une même espèce quand la malencontreuse idée leur vient de se préoccuper du même être, et que le rêve a fait illusion sur eux. Ainsi maris ou amies n’échangeront pas de signe complice mais s’accuseront mutuellement. Il ne reste plus à ces aiguilleurs du ciel que la différence de générations pour éviter les collisions. Le résultat peut être piteux : de subreptices collisions demeurent et les relations humaines ne s’améliorent pas à l’intérieur de chaque espèce.

Le malheur de tous ces individus, ce serait d’ être nés sans préjuger d’un monde divisé, et de vouloir apprendre par eux-mêmes la douloureuse réalité ambiante. Leur malheur surtout est de conserver de l’enfance l’idée qu’un bonheur leur est dû sans y oeuvrer sérieusement.