3517 - Conceptions stratégiques et difficultés pratiques

N. Lygeros

L’aspect paradoxal de la stratégie n’est pas dénué de conséquences sur le plan pratique. Cela peut sembler quelque peu inéluctable mais ce n’est pas un obstacle insurmontable. Les véritables difficultés apparaissent lorsque le processus devient autoréférent. Ainsi le problème du status institutionnel de la stratégie est inhérent à sa nature. Imposer une institution, quelle qu’elle soit, revient à privilégier une doctrine et donc à composer avec un dogme. Tant que celui-ci demeure strictement stratégique, il n’engendre point de problème intrinsèque. Cependant ceci est rarement le cas et la multiplicité des cas qu’il recouvre engendre invariablement des frictions. De plus, ces frictions mettent en exergue les difficultés relationnelles entre la stratégie et la démocratie. Car cette dernière a tendance à penser que la première n’est nécessaire qu’en période de guerre et elle la soupçonne de manigance en temps de paix. Dans tous les cas, le problème de l’institutionnalisation de la stratégie est réel, et ce, à toutes les époques. Ce qui ne signifie pas pour autant que des structures relativement souples comme la RAND ne puissent exister dans ce contexte. Malgré tout, il ne faut pas non plus considérer que l’institutionnalisation de la stratégie représente une nécessité pour celle-ci. C’est avant tout une question nationale qu’il faut désormais étendre au rand supranational, ne serait-ce qu’en raison de l’existence de l’Union Européenne. Un autre point important dans cette problématique, c’est la status de la recherche stratégique civile. Car il ne faut pas oublier qu’il a fallu du temps à la pensée militaire pour devenir ce que nous nommons désormais pensée stratégique. Certes l’intervention des universitaires dans le monde militaire n’a pas seulement créé des problèmes mais des militaires n’en demeurent pas moins réticents car ils considèrent qu’ils fonctionnent dans un cadre difficilement comparable. En réalité, nous observons que la rupture est encore plus profonde en termes conceptuels. L’esprit militaire s’occupe, même si cela est parfois formel, du problème de la discipline à travers la hiérarchie. En s’enfonçant dans des problèmes de nature tactique, opérationnelle et même logistique, la stratégie, surtout celle des stratégistes, semble quelque peu abstraite à l’esprit militaire. Ce dernier ne tient pas compte du fait que même le désordre obéit à certaines règles. Aussi la stratégie doit gérer aussi bien les problèmes de l’ordre que du désordre. À l’instar de la théorie de Nash qui généralise celle de Morgenstern – von Neumann, en se déplaçant dans un cadre non coopératif puisqu’elle a démontré que celui-ci englobe aussi le cadre coopératif, la stratégie organise un espace plus vaste. L’institutionnalisation, tout comme la militarisation de la stratégie engendre des contraintes structurelles qui ne représentent pas nécessairement le cadre idéal pour le développement de la pensée stratégique. Il n’est donc pas indispensable de rechercher des structures très hiérarchisées et vastes. Car il faut laisser du champ à la diversité de cette pensée afin de permettre son enrichissement conceptuel. Le regroupement hiérarchique des structures a tendance à créer un axe de recherche prioritaire qui se transforme très facilement en position doctrinaire. C’est un phénomène connu dans l’ensemble de la recherche universitaire et qui osera dire qu’il n’est pas sans conséquences négatives pour la recherche proprement dite. Aussi ce n’est pas vraiment la déconstruction qui est fatale à la stratégie. Nous devons être bien plus attentifs à ne pas créer des structures trop rigides qui finissent inéluctablement par devenir des structures sclérosées avant d’être littéralement obsolètes. La stratégie, c’est de la pensée en phase de guerre, mais c’est avant tout de la pensée.