205 - Les Démiurges (acte I)

N. Lygeros

ACTE I

Dans l’obscurité l’on entend une musique poignante à l’instar d’une âme humaine déchirée par le temps. C’est un violoncelle seul. Le rideau se lève lentement et l’on découvre peu à peu dans une demi-clarté un petit salon simplement meublé. Un samovar encore chaud posé sur une table basse, diffuse dans toute la pièce un parfum de thé. Philippov, un étudiant en sciences joue une suite comme habité par un démon. Tout près de lui, assise sur une méridienne, Varvara, une jeune femme toute de violet vêtue, a la tête posée sur la poitrine de N. Spechniov. Celui-ci revient de Suisse mandaté par Bakounine. Il est décidé à user de tous les moyens propres à répandre le socialisme, l’athéisme et le terrorisme. A ses côtés, se tient Palm, un romancier qui semble perdu dans ses pensées, retenu à la terre par une main posée sur son épaule droite. C’est celle d’Irina. La seule ombre qui soit debout dans cette étrange assemblée. Enfin, à la droite de celle-ci, nonchalamment assis sur un fauteuil, F. Dostoïevski crayonne un croquis, une pipe à la bouche, complètement absorbé par une idée nouvelle.

Nikolaï, dans un cri à peine retenu.

Cela suffit ! Le violoncelle s’interrompt brusquement. Silence. N’avez-vous pas conscience que cela fait trois ans que vous vivez dans une utopie littéraire ? Un temps. Ici la musique n’est qu’un prétexte. Notre but est bien plus grand.

Philippov

Qui saurait être plus grand que la musique ?

Nikolaï

La souffrance ! Un temps L’unique cause de la conscience !

Fiodor

La conscience est l’un des plus grands maux de l’humanité. Mais je sais que l’homme l’aime et ne l’échangera contre nulle satisfaction quelle qu’elle soit.

Irina

Quel être humain pourrait vivre dans une perpétuelle souffrance ?

Palm

Notre pauvre Russie, Irina, notre pauvre Russie…

Nikolaï, sur un ton tranchant.

La Sainte Russie, c’est un pays en bois, pauvre… et dangereux !

Palm

Une conscience trop clairvoyante est une maladie, une maladie réelle…

Varvara, se relevant brusquement.

Dans ce cas, tous les hommes dignes d’être considérés comme tels sont des malades !

Palm

La situation est bien pire… Silence. Un homme intelligent ne parvient jamais à devenir quelque chose, seul un imbécile y réussit. L’homme du XIXème siècle a le devoir d’être essentiellement dénué de caractère, il y est moralement obligé.

Nikolaï

Tu sous-entends que la morale existe !

Palm

Il est vrai, je suis dans l’obligation de te l’accorder. C’est celle que nous impose la société.

Nikolaï

Tu parles de ce consensus manufacturé ! La société ne nous impose rien. C’est à nous de la créer !

Palm

Dans ce siècle, l’homme qui possède un caractère, l’homme d’action est un être essentiellement médiocre.

Nikolaï

Alors nous nous devons d’être médiocres ! Silence. Notre conscience nous l’impose !

Philippov

Un philosophe a dit que nous pouvons faire ce que nous voulons mais que nous ne pouvons pas vouloir ce que nous voulons.

Nikolaï

La philosophie n’a de sens qu’en temps de paix. Silence. Nous n’avons pas de temps. Le peuple russe souffre et la philosophie ne peut panser ses plaies.

Irina

Et comment comptes-tu éveiller les moujiks ? Avec le feu ?

Nikolaï

Non, Irina ! La surpopulation, la famine et les châtiments corporels infligés avec d’inouïs raffinements de cruauté s’en chargent déjà ! Le peuple ne craint pas le feu, c’est sa seule arme !

Fiodor, sur un ton calme.

Chaque homme porte en lui une composante de l’humanité qui est l’émergence de cet assemblage.

Philippov

Fiodor a raison. Un temps Une partition n’est qu’une suite de notes alors qu’une composition est une oeuvre.

Varvara, excédée.

Vous ne parlez que de philosophie et de musique alors que nous n’avons besoin que de bombes ! Les “bounts” se comptent par dizaines.

Fiodor, poursuivant sans entendre.

Dans un premier temps, l’homme ne dispose que d’une intelligence fluide, avec l’intelligence cristallisée, il prend conscience de l’existence de l’humanité.

Nikolaï

Fiodor, mon ami, je connais la grandeur de ta conscience mais nous parlons des esclaves, des serfs, des moujiks…

Fiodor

Tant que le cerveau n’est pas totalement formé, il est impossible de penser. Silence. L’humanité n’a pas encore pensé !

Nikolaï

Voilà la justification de notre existence ! Nous nous devons de penser pour les autres !

Irina

Et leur imposer un bonheur qu’ils ne peuvent comprendre ?

Nikolaï

Oui ! Nous n’avons pas le choix. Silence. Puisqu’ils sont incapables de demander de l’aide, nous devons les secourir de notre propre chef.

Varvara

Je veux être utile !

Palm

Quand nous sommes malheureux, nous sentons plus fortement le malheur des autres, le sentiment ne se détruit pas, il se concentre…

Varvara

Je ne suis pas malheureuse. Silence. Je crois aux idées de Nikolaï.

Philippov

Comment croire au feu dans cet hiver trop blanc ?

Nikolaï

Il ne faut pas y croire, il faut l’allumer !

Varvara

Que le feu de la liberté consume la tyrannie !

Fiodor

Nikolaï, je vois en toi un Méphistophélès…

Nikolaï

Puisque dieu ne veut nous aider, il faut bien que quelqu’un se sacrifie pour porter la lumière !

Philippov

En France, le siècle des Lumières n’a su apporter que la Révolution et la Terreur.

Nikolaï

Ce sera donc notre modèle, puisque de ces cendres de lumière est née la République.

Philippov

Mais l’homme est un être versatile et il se peut que, semblable au joueur d’échecs, il n’aime que l’action même, et non le but à atteindre.

Nikolaï, sur un ton tranchant.

N’est-ce point la même chose pour la musique ?

Philippov, outré.

Je…

Irina, le coupant.

C’est juste, Nikolaï est dans le vrai.

Nikolaï

Nous sommes seuls, tandis qu’eux, ils sont tous !

Palm, en prenant son thé.

Il exagère toujours ! C’est une maladie !

Varvara

Dignum est !

Irina, en s’approchant de Fiodor, elle regarde son croquis.

Que penses-tu de tout cela Fiodor ?

Fiodor

Je m’exerce à penser. Autrement dit, toute cause chez moi en tire immédiatement une autre après elle, encore plus profonde, plus fondamentale, et ainsi de suite, à l’infini. Telle est l’essence de toute pensée, de toute conscience.

Varvara

Cependant tu ne réponds pas !

Fiodor

Varvara, tu me demandes de justifier l’âme slave ?

Palm

Les temps sont courts à celui qui pense, et interminables à celui qui désire.

Fiodor

Alors que dire de moi qui ne désire que penser ?

Nikolaï

Sous le règne du tsar, penser est un crime ! Silence. Alors qu’il n’y a pas de crime, il y a seulement une société dont la mauvaise organisation suscite le crime…

Philippov

Seulement tu parles de crimes alors que Fiodor ne parle que de pensées…

Nikolaï, exalté.

Même le meurtre, tu entends, et non seulement le vol comme l’a dit Proudhon, est un droit si son destin est de servir l’humanité ! Et le peuple russe a ce droit !

Philippov

Qui te donne le droit de parler au nom du peuple russe ?

Nikolaï, en montrant les marques des chaînes sur son bras.

Ceci ! Silence.

Varvara, en lui baisant son poignet meurtri.

Mon chéri !

Fiodor

La seule question qui soit vraiment fondamentale est la suivante : est-ce que tout est permis ?

Philippov

Seulement si tout est permis, qui peut décider de la manière d’agir ? Un temps Que peuvent faire les hommes normaux, Nikolaï ?

Nikolaï

Les hommes normaux, comme tu dis, ne se préoccupent que de bien-être. Et je considère cela comme indécent. Aussi peu m’importe leur vie. Un temps La seule chose qui compte, ce sont les autres, les vrais hommes, ceux qui sont capables de souffrir pour les autres. Silence. Que vaut une vie sans engagement ?

Irina

Et pourtant, une vie, même sans engagement, est une vie !

Varvara

L’humanité n’a pas besoin de telles vies.

Fiodor

La vie est partout la vie, la vie est en nous et non dans le monde qui nous entoure. Près de moi seront des hommes, et être un homme parmi les hommes et le demeurer toujours, quelles que soient les circonstances, voilà le véritable sens de la vie.

Nikolaï

Seulement, les hommes du peuple russe n’ont pas le droit de vivre. Ce droit leur est interdit par leur condition. Voilà pourquoi je dis qu’il ne faut pas laisser pierre sur pierre ! Silence. Dans ce monde hideux où règne la cruauté, nous sommes l’honneur des pauvres gens.

Philippov

Ainsi tu es sensible aux sanglots des misérables ?

Irina, en s’approchant de Philippov.

Qui serait insensible devant la douleur ?

Palm

Le problème n’est point là ! Il s’agit plutôt de savoir comment agir face à la douleur.

Fiodor

Je pense que l’homme est essentiellement libre. Aussi, il peut choisir le bien comme le mal.

Palm

Et si chaque homme portait son double en lui ?

Fiodor

Alors il faut vivre cela comme une richesse de l’âme. Car la vie est un don, la vie est un bonheur.

Varvara

Oui ! L’amour de la justice peut engendrer le bonheur. Et il n’y a rien d’utopique à cela.

Palm

Je me demande parfois si l’enthousiasme n’a pas le don de transformer le rêve en réalité.

Varvara

Et quel mal y aurait-il ?

Palm

A priori aucun. Seulement justement, cela rend difficile de discerner l’utopie de la réalité.

Nikolaï

La réalité n’est que l’utopie que nous réalisons. Tout dépend donc de l’homme…

Palm

Des hommes excellents, qui existent dans la littérature chrétienne, le plus achevé est Don Quichotte parce qu’il est capable d’avoir un idéal ; l’ayant, de lui faire confiance, et, lui ayant fait confiance, de lui vouer aveuglement toute son existence.

Fiodor

Nikolaï est le Don Quichotte de la Russie !

Philippov

Alors il en sera de même !

Varvara

Que veux-tu dire ?

Philippov

D’autres géants qui ne seront pas des moulins viendront moudre son âme !

Fiodor

Non ! Cela n’est pas la même chose. Car son âme ne lui appartient plus, elle a été offerte en don à l’humanité.

Irina

Dans ce cas n’en souffrira-t-il pas encore plus ?

Nikolaï

Ne craignez rien pour moi ! Les géants n’existent pas en eux-mêmes. C’est la petitesse de notre esprit qui les engendre.

Philippov

Comment oses-tu ?

Nikolaï

Ne vois là rien de personnel. Un temps La faiblesse de l’homme a toujours créé des obstacles ad hoc à toute entreprise dotée d’une certaine grandeur…

Philippov

Et moi, je dis que c’est la folie des grandeurs qui engendre le mal.

Varvara, sur un ton critique.

Et que penses-tu de l’absence de grandeur ?

Nikolaï, intervenant avant Philippov sur le point de parler.

C’est la négation de l’homme !

Fiodor

L’homme a toujours su inventer les valeurs auxquelles il obéissait par la suite. Un temps Il n’y a rien de moral à cela. C’est un choix !

Irina

Néanmoins, Fiodor, à quoi cela peut-il mener ?

Nikolaï

Dans le meilleur des cas, au sacrifice de l’homme !

Irina

Ne dis pas cela, Nikolaï ! Je t’en supplie…

Varvara, qui a vu la surprise de l’assemblée.

Ne la regardez pas ainsi ! Laissez-la tranquille !

Palm

Mais, Varvara, je ne comprends pas…

Varvara

Il n’y a rien à comprendre. Un temps Seulement que certains parmi nous ont tout à perdre dans l’action et que d’autres ont déjà perdu l’essentiel de leur vie.

Nikolaï se lève et se dirige vers Irina, il la prend dans ses bras et l’embrasse sur le front. Elle cache son visage dans ses mains.

Nikolaï

Nous sommes là ! Puis, sans rien dire il la fait s’asseoir sur la chaise libre à côté de Philippov. Et il se place derrière elle. Pendant ce temps, Fiodor s’est lui aussi levé.

Fiodor, en lui tendant une tasse de thé.

Tiens, cela te fera du bien !

Irina

Ma tête est lourde…

Fiodor

C’est le poids de la conscience…

Palm

Nous sommes humains, trop humains ! Silence. Nous parlons de révolution et d’insurrection alors que nous sommes sensibles à l’émotion.

Nikolaï

Nous sommes des hommes, non des bourreaux !

Philippov

Sans doute, mais qui nous croira ?

Varvara

Nous n’allons tout de même pas changer notre nature sous prétexte qu’elle puisse être mal interprétée.

Irina, se reprenant.

Varinka a raison. Toute personne humaine est unique, irremplaçable. Nous avons un but dans ce bas monde et nous devons l’accomplir quelqu’en soit le prix.

Palm

Sauf si le prix est justement la perte de la vie…

Fiodor

Passé, présent, et futur se mêlent et s’enchevêtrent dans l’illusion humaine. Pour que cette illusion devienne réalité, il faut marquer son temps !

Irina

La vie devient alors une lutte contre l’oubli.

Varvara

Une nécessité contre le hasard…

Nikolaï

Nous nous accomplissons dans cette lutte de souffrances et de tourments. La souffrance des autres engendre nos tourments. Et ceux-ci nous transforment au point que nous éprouvons le besoin de changer le monde et de le rendre enfin tolérable pour l’être humain.

Irina

En t’écoutant, Nikolaï, j’ai l’impression que tu parles du Christ…

Fiodor

Cela n’est pas faux, Irina. Nikolaï, comme nous, éprouve la plus grande des admirations pour cet homme.

Palm

Est-ce dans le but de nous troubler ou de nous inciter à réfléchir ?

Nikolaï, en citant Bakounine.

“Dieu existe, donc l’homme est esclave. Silence. L’homme est raisonnable, juste, libre, donc Dieu n’existe pas.”

Philippov

Je crois entendre Bakounine lui-même !

Nikolaï

Le Christ était un grand révolutionnaire, alors que dieu, dans le meilleur des cas, est un lâche qui nous a abandonné à notre sort.

Philippov

Tout cela est excessif et dangereux !

Nikolaï

C’est ce qui est grand qui semble dangereux et excessif !

Palm

Tu as dit dans le meilleur des cas. Ainsi tu penses qu’en réalité dieu n’existe pas ?

Nikolaï

Non ! Silence. Dieu, c’est l’homme ! Grand silence.

Philippov

Devant pareil tableau, comment ne pas perdre la foi ?

Varvara

Décidément, l’essentiel t’échappera toujours mon pauvre Philippov…

Irina

L’essentiel est ailleurs… Silence. Dieu est mort !

Varvara

Irina, ne dis plus rien ! Ils ne comprendront pas.

Irina

Il le faut pourtant !

Varvara

Non, personne ne t’oblige à quoi que ce soit !

Irina

Sauf, le souvenir rouge !

Varvara, désemparée.

Nikolaï, mon chéri, dis-lui de se taire !

Nikolaï

C’est impossible, Varinka, elle est libre…

Varvara

Mais elle a supporté ce qu’aucun être n’aurait pu ! Silence. Si l’on devait te torturer, mon amour, je me suiciderais par protestation ! Elle commence à pleurer sur lui.

Nikolaï

Je suis là, Varinka, ne crains rien !

Irina

Toute cette discussion semble si théorique pour certains que je me dois de vous confier mon âme… Nous ne parlons pas d’utopie littéraire mais seulement d’une réalité que j’ai vécue…

Palm, t sous le choc de cet aveu.

Que dis-tu, Irina ? Silence. Tout cela n’est qu’une distraction intellectuelle, une rupture de l’ennui quotidien… Une pièce de théâtre improvisée…

Irina

Non, c’est un pamphlet contre la souffrance ! Car pour moi, l’essentiel n’est plus !

Fiodor

Irina, l’essentiel demeure la vie !

Irina, pensive.

C’est ce qu’il me disait toujours…

Philippov

Mais qui donc ?

Irina

Un des premiers hommes.

Philippov

Je ne comprends rien à tout cela…

Palm

Quant à moi, je réalise que c’est seulement maintenant que je commence à comprendre !

Philippov

Mais quoi donc ?

Palm

Juste l’essentiel ! Silence. Et tout prend un nouveau sens…

Fiodor

Bien souvent la compréhension provient non pas d’une idée nouvelle mais d’une vision nouvelle des choses connues. Tous les hommes regardent la même chose, mais certains la voient. Et Nikolaï voit…

Nikolaï

Je vois la conscience dans la souffrance et la liberté dans la révolution.

Palm

Et j’entrevois à présent la vérité dans la beauté. Silence. La culture, la musique, les livres, dans tout cela, j’ai toujours recherché la beauté. Mon approche a toujours été essentiellement esthétique. Cela fut pour moi l’unique sens à donner à la vie.

Fiodor

Bien des hommes ne sont même pas sensibles à cela…

Palm

Mais ici, je découvre que cette beauté n’est que l’apparence de l’humain. Un élément superficiel qui ne peut tenir compte de la profondeur de la nature de l’homme.

Fiodor

C’est en vivant auprès des pauvres gens, dans les bas-fonds de la société et dans les sous-sols de l’âme que l’on découvre sa grandeur. Silence. L’immensité de la steppe n’est rien face à l’âme du peuple russe, qui à l’instar du soleil ne se couche jamais sur notre terre. Silence. Tu vois, Varinka, l’âme slave est une nuit blanche.

Philippov

Je suis atterré ! Comment peux-tu parler de la sorte alors que nos arts éclairent le monde.

Palm

Le monde musical et livresque mais nul autre. Regarde la réalité en face. Le peuple ne nous entend pas et les révolutionnaires ne nous écoutent plus. Nous avons été un amour de jeunesse pour eux, rien de plus. Car sans engagement de notre part, nous ne sommes que de pédants dilettantes.


Varvara

Est-ce tout ? N’avez-vous rien de plus à nous dire ?

Irina

Laisse-les tranquilles, Varinka, c’est déjà assez dur pour eux.

Varvara

Et pourquoi donc ? Ils se croyaient éternels avec leur art alors qu’ils sont éphémères comme le monde. A présent qu’ils découvrent qu’ils sont des êtres superfétatoires pour la société, je…

Nikolaï

Non, c’est inutile ! Le temps nous est compté ! La critique serait un poids de plus alors que nous avons besoin d’être.

Palm

Oui, Nikolaï, envolons-nous sur le champ !

Philippov

La chute risque d’être rude.

Fiodor

Il ne s’agit pas d’une nouvelle composition qui entrera dans le répertoire classique mais d’une création qui bouleversera de manière intrinsèque notre vision du monde. Ce n’est plus une mode mais un style de vie ! En somme : la vie !

Palm

Comment ai-je pu ne pas voir dans la puissance des mots, l’humanité de l’être ?

Nikolaï

Car ton monde était celui de l’écrit et non de la pensée !

Palm

Il aura fallu cette soirée pour m’apercevoir qu’un mot sans idée n’est qu’une suite de lettres !

Philippov

Tout cela devient parfaitement comique.

Palm

Dans la vie, le comique et le tragique ne sont pas des genres séparés !

Nikolaï

A l’instar de certaines notes qui demeurent inaccessibles à certains instruments, certaines idées restent incompréhensibles à la plupart des gens.

Fiodor

Car la profondeur n’est accessible que par l’éveil !

Palm

Nous avons cru tout ce temps que nous avions pensé à tout et nous avions simplement oublié de vivre !

Irina

Pour ma part, j’ai réalisé que sa mort avait été mon éveil à la vie.

Varvara

Irina, oublie tout cela. Personne n’est responsable de son passé.

Fiodor

Nous sommes responsables de tout devant tous !

Nikolaï, en changeant de rythme.

Si la Russie est dans cet état, c’est en partie à cause de nous ! Un temps Notre pleutrerie, notre lâcheté et notre inertie sont coupables. Notre conscience de la situation, c’est notre culpabilité. Un temps Ne voyez-vous pas que notre peuple est un enfant qu’on maltraite ? Comment pourrions-nous laisser faire cela ?

Fiodor

En vérité, dans le monde tel qu’il est, il est pour ainsi dire impossible de garder son honneur sauf de toute souillure. Les seuls qui puissent y parvenir sont ceux qui dans un effort désespéré ont mis leur dignité entre les mains de l’humanité.

Philippov

En me mettant au service de la musique, je pensais oeuvrer pour le bien des hommes. Silence. Je sais désormais que je me contentais de mon propre bien-être. Je me donne l’impression d’avoir joué toute ma vie dans un bagne !

Fiodor

Ne te reproche rien… Silence. Etre un homme n’est pas un droit de naissance mais un honneur que l’on se doit d’acquérir. Et Nikolaï nous montre le chemin de la justice.

Varvara

Nous sommes tous individualistes par essence, c’est un fait. Pourtant nous sommes capables d’aimer l’autre avec passion. Elle prend dans sa main, la main de Nikolaï. Alors partageons nos idées sur la meilleure façon d’agir et oeuvrons pour le bien de tous.

Nikolaï

L’unique moyen pour atteindre ce but, c’est la révolution ! Un temps Il faut faire table rase de cet empire qui oppresse notre peuple. Les autres gens ne demandent pas de l’aide, uniquement le droit de vivre libres. Et nous sommes les seuls êtres capables de le leur procurer. Leur vie dépend de nous !

Fiodor

Comme Irina, il faut transformer son malheur en révolte, c’est la seule façon de vivre.

Irina

Si je vous ai parlé de mon âme, c’était pour crier qu’il faut agir. Mais si je vous parle de ma vie, c’est pour exprimer la douleur de l’action.

Fiodor

Mais tu n’es pas seule, Irina. Un temps Nous sommes un être unique qui se bat par choix contre le désespoir, contre le désarroi, et la misère.

Irina, le regard plein de tristesse.

Oui, un être unique qui se bat comme un esclave…

Nikolaï

Irina, un esclave peut devenir la conscience d’un peuple à travers sa révolte ! Un temps Spartacus, l’esclave de Thrace a su défier l’empire de Rome.

Philippov

C’est vrai mais il en est mort !

Nikolaï

Quand l’oeuvre crée l’être, la mort ne peut rien !

Irina

Mais la vie, Nikolaï, peut-elle se réduire à cela ? A la création d’une oeuvre ?

Nikolaï

La vie, comme tu dis, n’est que cela !

Irina

Alors tu oublies le désir d’aimer qui est profondément ancré dans tout être humain.

Nikolaï, en tenant Varvara.

Non, je lui appartiens.

Irina

Dans ce cas, comment accepter un monde dépourvu de sensualité et de chaleur humaine.

Nikolaï

Je ne l’accepte pas ! Je le combats. Le tsar et ses sbires ne nous ont pas laissé le choix, ils nous ont fait naître dans ce monde.

Palm

Il faudrait donc créer cette fameuse île des esclaves…

Nikolaï

L’heure n’est plus au marivaudage Un temps Notre île sera la Russie ou ne sera pas ! Silence. Notre but n’est pas d’asservir les anciens maîtres, mais de donner la liberté aux hommes. Depuis notre naissance, nous vivons dans l’injustice !

Fiodor

L’exemple de la Russie servira alors de modèle au monde entier !

Philippov

Chacune de nos paroles est un acte d’accusation… une condamnation…

Nikolaï, exalté.

Non ! Un acte de résistance ! Silence. Et même si notre action était mise à l’échec, elle n’en serait pas moins nécessaire. Un temps Car nos mains, surgies du sol, ne pouvant plus supporter le fardeau de la vie, porteront alors d’autres révolutionnaires. Une fois le feu allumé, notre mort elle-même ne suffira à l’éteindre !

Varvara

Ainsi notre destin ne sera pas celui des esclaves.

Irina

Nous deviendrons la mémoire du futur ! Grand silence.

Fiodor

Parfois je me demande si le futur n’est pas inscrit potentiellement en nous et que chacun de nos actes présents ne le transforme pas de manière irréversible. Comme si nous ne nous contentions pas d’écrire notre passé et que nous désirions créer l’histoire de notre futur.

Nikolaï

C’est en cela que nous sommes véritablement révolutionnaires ! Un temps Nous ne voulons plus obéir à l’histoire écrite par la société. Notre but est de créer une nouvelle société qui sera fondée sur notre histoire. Et si nous n’y parvenions pas, d’autres l’écriront.

Palm

Pétersbourg ne sera plus une simple perspective mais le lieu de création d’un nouvel horizon, large, clair, et plus éblouissant que jamais, car il en sera né de la glèbe…

Fiodor, poursuivant.

et des profondeurs de l’âme humaine !

Nikolaï

Telle la lave d’un volcan qui embrase tout sur son passage, nos idées enflammeront les esprits épris de liberté.

Anastasia, en faisant irruption dans la pièce.

Nous avons été trahis ! Nous sommes perdus ! Silence. Tous restent immobiles. On entend des bruits qui se rapprochent. Puis, Nikolaï se lève lentement tandis que les autres tendent vers lui, unis. Et en un instant, il lève son poing.

Nikolaï, dans un cri.

La liberté ou la mort !

Obscurité. Puis, La Révolutionnaire de Chopin.