112 - Modèles mathématiques du raisonnement dialectique dans le Sophiste de Platon. Ramsès 43, 4/1999.

N. Lygeros

Dans ‘Le Sophiste’ de Platon, le choix du dialogue par l’Etranger d’Elée ne semble pas essentiel au contenu de son discours et nous l’interprétons comme un élément didactique. C’est dans ce cadre qu’il va prendre le modèle, plus simple, du pêcheur à la ligne pour expliciter la méthode dichotomique du dialecticien. Il est naturel, pour Platon, d’utiliser la méthode dichotomique sur le segment de droite pour localiser la solution, à savoir la définition de l’entité. Néanmoins, nous pensons qu’il peut être utile de considérer sa méthode comme la recherche d’un chemin sur un arbre binaire. En outre, nous montrerons que pour la définition, plus complexe, du sophiste, il est intéressant de considérer un diagramme acyclique.
Ainsi l’Etranger d’Elée après avoir présenté l’arbre binaire de son discours, aidé en cela par Théétète, récapitule de manière synthétique le résultat de cette définition d’identité.
Ainsi donc, à présent, toi et moi, nous voilà d’accord sur le nom de la pêche à la ligne et de plus nous avons trouvé une définition suffisante de la chose elle-même. Nous avons vu en effet que la moitié de l’art en général est l’acquisition, que la moitié de l’acquisition est la capture, la moitié de la capture, la chasse; la moitié de la chasse, la chasse aux animaux, la moitié de la chasse aux animaux, la chasse au gibier d’eau, la section inférieure tout entière est la pêche: la section inférieure de la pêche, la pêche frappeuse, celle de la pêche frappeuse, la pêche à l’hameçon. Or, dans cette dernière espèce de pêche, celle qui frappe le poisson en le tirant de bas en haut, empruntant son nom à cette même, s’appelle la pêche à la ligne, objet de notre présente recherche.
C’est le fait que Platon utilise les expressions comme ‘la moitié de’ ainsi que ‘la section inférieure de’ qui justifie le caractère naturel de l’interprétation de son modèle comme celui du segment de la droite. Par ailleurs, Platon n’utilise pas seulement le modèle du pêcheur comme exemple plus simple de sa méthode puisqu’il va utiliser l’un des éléments de sa dichotomie (la lutte) dans l’une des définitions de l’identité du sophiste. Mais revenons au premier résultat de sa méthode appliquée au sophiste.
‘D’après ce que nous venons de dire, Théétète, il apparaît que cette partie de l’art d’appropriation, de la chasse, de la chasse aux animaux vivants, au gibier de terre, aux animaux apprivoisés, à l’homme, au simple particulier, de la chasse en vue d’un salaire, de la chasse qui est un trafic d’argent, de celle qui prétend instruire, que cette partie, quand elle devient une chasse aux jeunes gens riches et d’illustre famille, doit être appelée sophistique: c’est la conclusion de la discussion que nous venons de soutenir’.
‘Ainsi à chacune des applications de la méthode dichotomique, Platon associe un résumé. Cette succession de résumés locaux sera elle-même synthétisée en un résumé global.’ Voyons à présent le deuxième résultat. ‘Résumons-nous donc en disant que la sophistique est apparue une seconde fois comme la partie de l’acquisition, de l’échange, du trafic, du négoce spirituel relatif au discours et à la connaissance de la vertu.’ Le troisième résumé: ‘Ainsi cette partie de l’art d’acquérir qui procède par échange, où l’on trafique, soit en revendant au détail, soit en vendant ses propres produits, de toutes façon, pourvu que ce genre de commerce se rapporte aux enseignements que nous avons dits, c’est bien toujours, à ce qu’il paraît, ce que tu appelles la sophistique.’ Et le quatrième résumé: ‘Oui, le sophiste relève, à ce que nous voyons, du genre qui fait de l’argent et qui est issu de l’art éristique, de l’art de la dispute, de l’art de la controverse, de l’art du combat, de l’art de la lutte, de l’art d’acquérir. C’est que notre argumentation vient encore une fois de révéler’.
Cette méthode se rapproche aussi des formes normales de Chomsky dont le principe consiste à décomposer une structure complexe en un enchaînement de sous-structures, toutes de même complexité, et cette fois élémentaire. Cependant, dans la phase finale de la définition multiple du sophiste, Platon change quelque peu sa méthode. Plus précisément, il se donne un degré de liberté supplémentaire pour affiner sa recherche; de cette manière il travaille en deux dimensions. Enfin, il se libère de la structure d’arbre pour passer à un diagramme acyclique puisque cette fois certains éléments de la structure sont identiques.
A partir de l’art de trier qu’il divise en l’art de trier le semblable du semblable et la purification, il en vient, via la distinction entre purification du corps et celle de l’âme, au problème de l’âme. Ce dernier, il le traite comme un groupe de symétries en mettant en évidence d’une part les couples maladie-médecine et méchanceté-justice et d’autre part par les couples laideur-gymnastique et ignorance-enseignement. Ce procédé lui permet alors d’effectuer un transport de structure. En effet, partant de l’hypothèse que l’ignorance et l’enseignement constituent un isomorphisme antinomique, il explicite l’implication suivante: si l’ignorance peut être divisée en deux parties alors, via l’isomorphisme, l’enseignement aussi. Néanmoins, il ne s’agit pas d’un simple transport formel de structure, le but est d’exploiter le fait que l’un des deux termes du couple est plus aisément divisible. Ce procédé est donc une aide à la dialectique qui aboutit à la dichotomie finale de l’éducation en admonestation et sophistique.
Pour conclure cette recherche de la caractérisation de l’identité multiple du sophiste, Platon fait une synthèse globale. ‘Le sophiste est donc: un chasseur intéressé par les jeunes gens riches, un négociant en connaissances à l’usage de l’âme, un détaillant des mêmes objets de connaissance, un fabricant des sciences qu’il vend, un athlète dans les combats de parole qui s’est réservé l’art de la dispute et enfin un purificateur des opinions qui font obstacle dans l’âme.’
Une fois cette ouverture finie, Platon ébauche une esquisse de sa stratégie en milieu de partie. Cette fois, il s’agit de démontrer l’idée suivante: le sophiste discute de tout, or il n’est omniscient donc il discute de choses ignorées ainsi il possède un semblant de science: la mimétique. Le sophiste apparaît, dans ce cadre, comme un faiseur de prestiges qui ne sait qu’imiter la réalité. Pour démontrer cette proposition, Platon est amené à considérer l’existence du faux discours qui est défini ainsi: ‘Un discours est faux s’il affirme que ce qui n’est pas et que ce qui n’est pas est’.
Inéluctablement, cela conduit au caractère subversif de la démonstration de Platon, à savoir que ‘le non-être existe car autrement le faux ne pourrait être’. Pourquoi subversif? Car cela va à l’encontre de la théorie de Parménide. Ce dernier affirme que: ‘Non jamais on ne prouvera que le non-être existe, écarte plutôt ta pensée de cette voie de recherche’. Et qui qualifie l’être comme: ‘Semblable à la masse d’une sphère de toutes parts bien arrondie, partout équidistant du centre; car qu’il soit plus grand ou plus petit d’un côté que de l’autre, cela ne se peut’.
Mais une démonstration de l’existence du faux discours nécessite-t-elle une démonstration de l’existence du non-être? Certainement pas, et nous allons le montrer de manière effective. Soit P une phrase d’un discours: ‘Cette phrase est fausse’. Si P est vraie, alors elle est fausse et si P est fausse alors elle est vraie. P est donc indécidable. Considérons à présent la phrase Q: ‘La phrase P n’est pas indécidable’. La phrase Q est fausse, donc il existe une phrase fausse dans le discours considéré et par conséquent il existe un faux discours. Pourquoi alors Platon, qui connaît si bien les propriétés du langage n’utilise-t-il pas cette méthode? Tout simplement pour la raison suivante: sa caractérisation du sophiste est un prétexte à la réfutation de la théorie de Parménide.
Pour attaquer la théorie de Parménide et donc résoudre le problème de l’existence du non-être, Platon commence par traiter la définition de l’être et en particulier le problème de son unicité. En reprenant la définition de l’être par Parménide, Platon montre qu’il est divisible en parties or, ‘ce qui est véritablement un, au sens exact du mot, doit être absolument sans parties’. Puis, à partir de la notion de tout, il montre que ‘si le tout n’existe absolument pas, il en est de même de l’être, et non seulement il n’est pas, mais il ne pourra jamais exister’. Cela lui permet alors d’affirmer que l’existence et la génération ne sont réelles que ‘si l’on met l’un ou le tout au nombre des êtres’. En interprétant ceci du point de vue de la théorie des ensembles, nous voyons que Platon exploite une contradiction générée par un problème de type du paradoxe de Russell avec l’ensemble des ensembles. Ensuite, Platon explique l’aspect négatif dans le fait de prétendre que ‘l’être est, soit deux, soit un seulement’, pour enfin montrer via la notion de repos que la définition de l’être est aussi délicate et complexe que celle du non-être.
Le point central de son raisonnement est l’exploration exhaustive des trois possibilités de relation entre l’être et le non-être. Platon démontre d’abord que les deux premières possibilités, à savoir tout se mêle et rien ne se mêle sont absurdes pour ensuite conclure que ‘telle chose se prête, telle autre se refuse au mélange’. Pour expliquer cela, Platon utilise le modèle du langage et plus précisément les notions de voyelles et de consonnes de l’alphabet grec. Comment, à ce propos, ne pas remarquer le fait qu’il exploite une propriété qui est justement due à la création grecque des voyelles! Dans le cadre de l’art grammatical, après avoir considéré les caractéristiques des lettres, Platon explore les propriétés de mélanges de noms et de verbes pour créer des phrases du discours et montre de manière effective l’erreur de vouloir établir une distinction de nature entre deux entités complémentaires.
Enfin, c’est grâce à la complexité globale de la structure combinatoire obtenue que Platon peut caractériser la dialectique de façon gödelienne: ‘Diviser par genres et ne pas prendre la même forme pour une autre ou une autre pour la même, ne dirons-nous pas que c’est là le propre de la science dialectique?’.