1109 - La messe des morts

N. Lygeros

Sous le joug de la barbarie, la vie mourait chaque jour. Et chaque nuit nous chantions la messe des morts. Nous leur devions bien cela. Ils étaient plus nombreux que nous. Personne ne les avait protégés et pourtant ils étaient restés parmi nous même lorsque la barbarie nous interdit de les enterrer. Couchés auprès d’un olivier brûlé, ils parlaient au soleil. Ils lui demandaient de revenir au-dessus de notre terre. C’était leur première prière et elle était pour nous. Aussi la messe des morts devint notre lieu de rencontre. Parmi les saints et les morts, les vivants tentaient avec peine d’exprimer leur reconnaissance. Nos chants brisaient nos cœurs comme les champs avaient brisé leurs corps. Dans nos regards, les fruits noirs de l’olivier pleuraient non de peine mais d’amour pour les nôtres. La barbarie nous avait permis de voir combien les morts étaient importants pour nous. Certains d’entre eux, étaient innocents et d’autres justes. Ils avaient emporté sous leurs ailes brisées tous les autres. Et tous nous avaient rejoint dans nos petites églises qui manquaient cruellement de place. La pauvreté n’avait pas prévu la grandeur de la misère. Aussi les hommes et les femmes laissaient les enfants sous la protection des morts et des saints, et ils restaient dehors pour garder nos petites églises. C’était la raison pour laquelle celles-ci furent rapidement criblées de balles et ensanglantées. La barbarie n’avait pas de limites mais la souffrance non plus. La messe des morts nous permettait de résister et de vivre au sein de la mort. Car même si la vie nous abandonnait, la mort toujours aussi fidèle, restait près de nous comme les oliviers torturés. Ainsi peu à peu, nos enfants apprirent qu’ils pouvaient combattre la barbarie avec la mort et qu’un peuple n’était pas seulement composé de vivants. Les morts, nos morts avaient aussi leur importance à l’instar de nos saints. Ce fut donc à la messe des morts que les vivants décidèrent eux aussi de lutter contre les barbares. Les églises ne seraient plus désormais les tombeaux des innocents mais les portes des résistants. Ces portes ouvertes sur le monde et sur notre terre ne seraient plus jamais closes. Notre terre tout entière devint alors une immense église dans laquelle la bataille contre la barbarie fit rage. Les barbares nous avaient surpris désespérés maintenant ils nous découvraient sans espoir aussi ils ne savaient comment nous contenir sur cette terre, sur notre terre qui était étrangère pour eux. Ils étaient débordés par nos morts dans leurs nuits et par nous le jour. Aussi le jour devint nuit, et la nuit, jour. Notre terre si hospitalière ne leur offrait plus désormais un seul instant de répit. Ils n’osaient plus s’endormir. Ils craignaient trop de ne plus se réveiller. Ils n’osaient plus pénétrer dans nos églises. Ils craignaient trop nos saints. C’était ainsi que le joug de la barbarie avait pris fin avec la messe des morts.