1105 - Sous l’olivier, le soleil

N. Lygeros

Nous n’avions plus rien. Il ne restait plus qu’une vie à chacun d’entre nous. Notre terre n’était que racines. La pureté n’était plus qu’un souvenir de pierre soutenant avec peine un ciel beaucoup trop bleu. A nos pieds, une terre gorgée de soleil résistait à l’invasion de la brume. Cependant personne n’avait prêté attention à ses premières larmes. C’étaient elles pourtant qui avaient arrosé le corps noueux de l’arbre aux fruits noirs. Malgré le temps passé à l’ombre de l’occupation, il n’avait jamais cessé de nous donner ses offrandes. Ses blessures n’étaient apparentes qu’à certains d’entre nous. Les autres, aveuglés par la lumière, continuaient à le frapper pour le forcer à donner ce qu’il nous offrait. L’arbre aux fruits noirs ne s’était jamais plaint. Il souffrait en silence comme notre terre. Seules les pierres criaient encore face à l’éternité. Tandis que nos voix ne se faisaient entendre que lorsque nous étions tous ensemble. Comme si nos présences engendraient une force invisible par ailleurs et qu’à travers nos voix, elle s’exprimait pour annoncer au néant que nous existions encore et malgré tout. En ces instants certains d’entre nous, les mêmes, voyaient non seulement notre passé mais aussi le futur qui s’y cachait. Les autres écoutaient nos chants sans entendre nos âmes. Notre langue clouée à notre terre durant des siècles n’était plus qu’une déchirure lorsque nous décidâmes de vivre dans le roc de l’histoire. Notre peuple ne voulait pas mourir, pas encore. Il avait encore tant de choses à donner. Nous savions tous que notre temps était compté mais cela nous donnait encore plus de force pour lutter contre l’inéluctable oubli. Notre mémoire s’était accrochée à cette terre car nous n’avions qu’elle sans nous rendre compte combien elle était unique. Ce ne fut que lorsque nous découvrîmes l’absence d’avenir que nous fouillâmes notre passé. Nos racines s’enfonçaient dans les profondeurs du temps. L’âge de notre pierre était celui de notre mémoire à tous. Chacun d’entre nous n’était qu’une pierre d’un édifice invisible. Et ce ne fut qu’après de nombreux siècles que nous comprîmes son sens. C’était comme si nous avions compris pour la première fois l’offrande de l’olivier. Ses fruits noirs, ses saveurs cachées, c’était notre paix, nos instants de paix. Alors nous apprîmes le respect de l’instant. Condamnés à le vivre, interdits d’éternité, nous nous accrochâmes aux branches du temps. Chaque offrande de l’olivier avait un sens nouveau. Désormais nous savions que nous mangions l’obscurité pour que vive la lumière de notre terre ancestrale. Chaque olive avait un rôle à jouer dans ce combat de la résistance. Et lorsque nous avons été isolés les uns des autres pour lutter dans la clandestinité, ce furent les offrandes de l’arbre aux fruits noirs qui nous permirent de résister et de vivre libres. C’était ainsi que notre mot d’ordre était devenu : sous l’olivier, le soleil.