108 - Application de la méthode morellienne au disque de Phaistos

N. Lygeros

En lisant “Traces” de Ginzburg nous nous sommes demandé si la méthode de Morelli, à savoir examiner les détails les plus négligeables, à chercher la personnalité là où l’effort personnel est le moins intense, ne pourrait pas être employée dans le problème de la compréhension du disque de Phaistos. C’est la phrase de Ginzburg qui suit qui a été le déclic de ce travail : j’utilisais la morphologie comme une sonde, pour toucher une strate hors d’atteinte par les moyens habituels de la connaissance historique.En effet en 1908 Halbherr a trouvé dans les ruines du premier palais de Phaistos un disque en argile cuite de 160 mm de diamètre et 12 mm d’épaisseur couvert sur chaque face d’une inscription idéographique inconnue, avec des objets datés des environs de 1700 avant J.-C.

Comme le souligne Ginzburg la tradition chinoise attribuait l’invention de l’écriture à un haut fonctionnaire qui avait observé les empreintes d’un oiseau sur la rive sablonneuse d’un fleuve. Voilà donc la convergence des traces, empreintes et écritures, justifiée.

Par rapport au caractère concret de l’empreinte, de la trace, comprise dans son sens matériel, le pictogramme représente déjà un progrès incalculable vers l’abstraction intellectuelle. Mais les capacités d’abstraction que suppose l’introduction de l’écriture pictographique sont à leur tour bien peu de choses par rapport à celles que demande le passage à l’écriture phonétique. Or nous allons montrer quelque chose de singulier, sans avoir besoin de déchiffrer le texte, que malgré le caractère pictographique des caractères qui le composent, l’écriture employée est syllabique.

L’ensemble de nos inférences ne pourra être considéré que comme une conjecture mais cela n’est pas gênant car la connaissance historique est indirecte, indiciaire et conjecturale. Après tout comme dirait Eco dans “Les limites de l’interprétation”, l’initiative du lecteur consiste à émettre une conjecture sur l’intentio operis et que auteur (modèle) et oeuvre (cohérence textuelle) sont le point virtuel auquel vise la conjecture.

Dans cet article nous allons volontairement nous comporter en pragmatiste fort au sens d’Eco. Le pragmatiste faible a une idée forte de la connaissance tandis que le pragmatiste fort est au fond un adepte de la pensée faible. Et plus loin il précise : en tout cas, pour être pragmatiste, le pragmatiste fort n’en est pas pour autant un textualiste parce que durant sa lecture tout l’intéresse, semble-t-il, sauf la nature du texte qu’il est en train de lire. Ceci, afin d’éviter un présupposé gnoséologique susceptible d’engendrer une interprétation engagée. Conscients que cette position puisse paraître provocante – car il s’agit de la pragmatique sans syntaxe et sémantique – notre choix n’a pourtant pour but que de nous adapter au problème d’un texte non déchiffré.

Le disque de Phaistos a la particularité d’être le premier texte imprimé du monde. Cela a été effectué grâce à un tampon qui avait le caractère à imprimer sur un plan surélevé apposé sur l’argile humide. Par conséquent l’auteur de ce texte avait besoin d’autant de tampons qu’il y a de caractères différents. Cela a l’avantage que même un caractère compliqué peut être écrit rapidement car chaque échantillon du même caractère est identique et facile à lire. L’inconvénient c’est que cela nécessite une grande dépense de temps pour faire une série de tampons avant d’écrire le moindre texte. Il est donc évident que ce système n’a pas été créé pour un seul exemplaire. Son créateur devait prévoir d’en produire un grand nombre. Il est donc d’autant plus remarquable qu’après plus de 90 ans de recherches il n’ait pas été trouvé à Phaistos un autre objet semblable ni même en Crète ou ailleurs. Ce serait une grande surprise s’il n’existait pas quelque part des objets de cette écriture, en tout cas pour l’instant le disque demeure unique en son genre.

Ses deux faces sont totalement recouvertes de caractères disposés en forme de spirale. Peut-être que le disque tournait pendant qu’il était écrit, de manière à ce que la partie inférieure des caractères se trouve vers le bord. L’absence de vides dans le texte doit être le résultat d’effort particulier de la part du scribe, sauf si le disque appartient à une série de disques qui contient un texte long et donc ce que nous avons ne serait, en quelque sorte, qu’une page de ce livre. En tout cas l’expression qui apparaît deux fois sur la face A (face du disque dont le caractère central est fleur) une fois avec des caractères serrés et une seconde avec des caractères bien disposés nous incite à penser que le disque a été écrit de l’extérieur en allant vers l’intérieur. Ainsi l’auteur du texte voulait mettre sur cette face la fin sinon du texte en entier du moins une partie qu’il jugeait modulaire. Or il est facile de voir qu’en certains endroits du disque un caractère couvre légèrement celui qui se trouve à sa droite. Cela signifie que le concepteur a travaillé de la droite vers la gauche et par conséquent de la périphérie vers le centre. Il est possible mais fortement improbable que le lecteur lise le texte dans le sens contraire. Par ailleurs les symboles qui représentent des êtres humains et des animaux se présentent de manière à regarder le côté droit, choix naturel pour une écriture qui va vers la gauche. De plus il est évident que les caractères de la périphérie ont été écrits avant ceux du centre car il y a un défaut là où la spirale abandonne la périphérie pour passer au-dessus de la ligne extérieure.

Il y a sur le disque 241 caractères : 123 sur la face A (divisés en 31 groupes) et 118 sur la face B (divisés en 30 groupes). Chaque groupe est séparé des autres par des barres verticales. A ce propos un autre détail à savoir la disposition anormale du caractère aigle vers le centre de la face A indique que les barres verticales ont été placées sinon avant les caractères du moins en tenant compte de la longueur du texte. Car vers la fin plusieurs caractères sont disposés à l’intérieur d’un groupe de manière à gagner de la place. Le début de chaque face est indiqué à la périphérie par une barre verticale affectée de 4 points.

Il y a 45 caractères différents que l’on peut ranger en sept catégories : êtres humains et parties de corps, animaux et parties de corps, végétation et plantes, armes et outils, bateaux. Mais il ne faut pas supposer que c’est le nombre total de cette écriture, car un échantillon si petit a peu de chances de contenir l’ensemble du système. Statistiquement nous pouvons montrer que le nombre total dont nous n’avons qu’un échantillon est au moins égal à 50 et s’il y a des caractères très rares il peut atteindre 60 ou plus. Ce nombre s’il est combiné avec la longueur des groupes de caractères montre que nous avons à faire à un système syllabique. Sur la face A il y a : 3 groupes de 7 caractères (21), 2 groupes de 6 caractères (12), 5 groupes de 5 caractères (25), 7 groupes de 4 caractères (28), 9 groupes de 3 caractères (27), 5 groupes de 2 caractères (10). Ce qui donne au total 123 caractères pour 31 groupes. Par contre il ne semble pas que le disque contienne de nombres ou d’idéogrammes aussi il est difficile de savoir son contenu.

Dans 14 cas nous observons en-dessous d’un caractère une barre oblique ajoutée à la main car sa disposition par rapport au caractère n’est pas constante. Ces caractères soulignés n’apparaissent qu’à la fin des groupes de caractères. Aussi il est possible qu’il s’agisse là d’un signe dont l’utilisation permet de modifier la lecture du caractère auquel il est affecté. Si ces caractères ont normalement la valeur d’une consonne accompagnée d’une voyelle, ces accents pourraient signifier qu’il faille annuler la présence de la voyelle afin de pouvoir écrire des mots qui se terminent par une consonne. Cependant aucune écriture de la famille (linéaires A et B, chyprominoens I, II et III) n’utilise cette technique. Par contre l’écriture devanagari utilisée pour le sanskrit en use. Par ailleurs il est facile de remarquer que certains des groupes les plus longs commencent par les deux mêmes caractères. Cela pourrait nous conduire à l’hypothèse (nous allons montrer qu’il s’agit d’une abduction hypocodée et non hypercodée) qu’il s’agit d’une langue qui utilise des prothèmes plutôt que des suffixes pour changer le sens des mots. Mais cela constituerait un danger méthodologique que de donner trop d’importance à cette inférence car nous aurions le même résultat pour des langues comme le Grec ou le Français si elles étaient écrites dans une écriture syllabique. Nous pourrions aussi produire une abduction créative, c’est-à-dire ne pas choisir entre des probabilités raisonnables, ce qui représenterait un cas d’abduction hypocodée et à l’inverse parier contre tous les pronostics, inventer en somme, en disant que le disque doit se lire à l’envers et notre remarque précédente est la preuve qu’il s’agit d’une langue flexionnelle.

Considérons maintenant la face A du disque dont nous n’avons recopié que la longueur des groupes dans le sens de l’écriture : 5-3-3-3-5-4-3-5-3-5-4-5-2- 6-2-4-7-2-4-6-2-4-7-4-3-4-3-3-7-2-3.

Les expressions 6-2-4 sont identiques. Or il ne s’agit pas d’une simple redondance de caractères mais d’une répétition structurelle. Il semble donc que l’auteur respecte une structure, peut-être pour produire une effet de style. De même pour les 7-2 dont les 7 sont identiques mais pas les 2 et aussi des 7 qui suivent les expressions 6-2-4 et qui sont différents. C’est donc le rythme syllabique qui importe et non le mot. Nous en inférons – abduction hypocodée, presque abduction créative – qu’il s’agit d’un poème.

Pour conclure rappelons les paroles d’Eco : si pour le rationalisme grec, seul l’explicable était vrai, pour le IIème siècle (hellénistique), seul l’inexplicable est vrai. Dans notre cas même si notre but est atteint puisque la méthode morellienne nous a fourni des renseignements, l’énigme demeure. Comme actuellement les spécialistes pensent qu’il doit s’agir d’un hymne religieux, peut-être d’incantations à signification magique, comment ne pas penser à la phrase d’Eco : le secret final de l’initiation hermétique, c’est que tout est secret.