102 - Le regard séférien sur l’Érotokritos de Kornaros. Parterre verbal 27, 9/98.

N. Lygeros

L’importance de l’Erotokritos aux yeux de Seféris a poussé celui-ci à faire une conférence « historique » le 11 mars 1946 dont le texte est devenu une fois complété, un livre intitulé « EΡΩTOKRITOS ». C’est à partir de citations de cet ouvrage que nous avons construit le présent article.
Avant de donner son propre avis sur l’Erotokritos de Kornaros, Georges Séféris cite l’opinion de deux écrivains grecs. Tout d’abord celle d’Andréas Kalvos qui est extrêmement virulente contre la forme et en particulier la rime :[p114]
Puis celle de Kostis Palamas qui est laudative sur l’œuvre et en même temps critique sur le jugement de la nation [p114]
La première fois que Séféris mentionne explicitement son opinion sur l’Erotokritos, il considère d’abord la forme, de manière quelque peu descriptive, et prévient la critique du lecteur contemporain [p114]. En même temps, s’il justifie déjà la longueur de l’œuvre par la nécessité du style de Kornaros et mentionne d’une certaine manière, la justesse de l’auteur puisqu’il exclut la rhétorique comme raison de la longueur du texte.
Comme le dit très bien Denis Kohler, « il faut admettre que c’est aux marins de Skala que Séféris doit avoir eu accès à l’imaginaire collectif du peuple avec par ces contes ou récits dont tout lettré, qu’il devienne avec les années, il restera imprégné comme par une strate profonde de son humain créateur ». Par ailleurs, le texte de Kornaros est un témoignage précieux de la culture crétoise, « une œuvre exceptionnelle qui accroit encore l’amertume de savoir qu’elle se situe au terme brutal d’une superbe floraison culturelle fauchée en 1669 par la victoire ottomane sur la Crète ».
Plus loin, l’approche de Georges Séféris traite de la musicalité du poème en le rapprochant, du point de vue de sa structure, du récitatif de l’opéra [p114].
Cette approche nous semble tout à fait juste, d’ailleurs nous retrouvons cette idée dans le dernier ouvrage d’Henri Tonnet qui la compare à un oratorio
Une façon indirecte pour Georges Séféris de louer Vitsentzos Kornaros c’est de comparer son écriture, dans le cadre hypothétique d’un travail de traduction à celle de Jean Racine. [p114] Nous ne savons pas si les traducteurs grecs de Racine ont pris cette idée à la lettre, en tout cas, pour notre pays, nous avons exploité la réciproque exacte de celle-ci afin de nous mettre autant que cela était possible dans l’esprit de l’alexandrin.
Cette fois Georges Séféris énonce d’abord sa propre idéologie de la langue : [p114]. Puis, il étudie la valeur de l’Erotokritos dans ce contexte. [p114]Ce point de vue est en accord avec les travaux les plus récents des erotokritologues qui ne considèrent plus le Sacrifice d’Abraham comme une œuvre de Kornaros. En particulier, la richesse des rimes de l’Erotokritos est exceptionnelle par rapport aux autres œuvres de la même époque. Par ailleurs, Stylianos Alexiou avait noté depuis longtemps déjà la fréquence de l’enjambement chez Kornaros. Ainsi l’opinion de Séféris précède celle d’Alexiou sur le fait que Kornaros n’est pas un auteur commun et qu’il s’agit d’un lettré, même s’il ne le qualifiera pas pour autant de savant – fait que d’autres études ont montré par la suite – comme l’on peut le constater dans l’extrait suivant de son étude : [p114]
Il est clair que pour Séféris les connaissances littéraires de Kornaros sont incontestables même si elle sont un peu en deçà de Solomos, comme l’indique le passage suivant : [p114] Cette dernière phrase est plus importante encore que la précédente car elle montre l’élément diachronique qui imprègne l’écriture de Kornaros. Ce dernier a su, à partir du roman de Chevalerie, développer sa propre conception epico-lyrique, synthèse de la tradition byzantine et de l’innovation de la Renaissance italienne qui est en grande partie une redécouverte de la culture antique.
Il est intéressant de considérer la position théorique de Séféris sur le contenu et la forme car elle rejoint sans aucun doute celle que Kornaros avait à l’esprit en écrivant l’Erotokritos [p114]. C’est cette idée que nous considérons comme fondamentale dans le domaine poétique qui nous amène à juger une traduction non vérifiée de l’Erotokritos comme une technique envers Kornaros.
Voici comment Séféris analyse la vision du poète de l’Erotokritos [p114], Et il va défendre l’hypothèse suivante à savoir que l’Erotokritos est un roman d’amour en appuyant son argumentation sur les devises des chevaliers qui participent au tournoi organisé par le roi d’Héraclès (père d’Arétoussa) [p114] C’est effectivement la seule véritable exception. [p114]
Cette position est non seulement intéressante en soi mais aussi de manière plus globale. Elle reflète le fait que l’Erotokritos est une œuvre complète ou plus exactement polymorphe. Chacun peut y découvrir son Erotokritos et en particulier leur poète peut y voir une histoire d’amour et l’historien un chant épique. Il est certain que l’Erotokritos est une histoire d’amour à l’instar de Paris et Vienne. Cependant, nous devons bien remarquer que tous les ajouts vraiment dus à Kornaros -qui sont des ajouts qui ont la propriété de métamorphoser la Chevalerie en grécité, concernait avant tout l’aspect épique comme, par exemple dans le chant B où se déroule le tournoi panhellénique. Sur les devises proprement dites, voir la minutieuse analyse que nous avons développée dans l’article : Sur la symbolique des devises dans le tournoi de l’Erotokritos.
Voici à présent une vue vraiment séférienne de l’œuvre de Kornaros : [p114]
Le mot est juste, l’écrit est beau, quelle meilleure preuve que celle-ci, de la capacité grecque d’intégrer ce qui est étranger, ici le roman de Chevalerie, afin de le transformer en un modèle de grécité. Georges Séféris a d’autant plus raison de parler de musique car encore de nos jours dans la mémoire populaire grecque, c’est la musique qui représente la caractéristique principale de l’œuvre de Kornaros et en Crète l’on chante l’Erotokritos accompagné de la lyre et du luth, même lors de baptêmes.
Georges Séféris sait explicitement de quoi il parle puisqu’il a lui-même puisé dans le trésor linguistique que représente l’Erotokritos ainsi que dans la forme comme l’a souligné Denis Kohler : « Le vers de quinze syllabes remonte au Xème siècle byzantin. Il revenait à Séféris de nettoyer l’or de cette vieille icone pour la faire briller de son ultime feu, car il est le dernier à l’avoir utilisé, dans un recueil dont le premier volet témoignait d’autre part de l’aptitude de la démotique à exprimer la modernité ». Et il rajoute : « La langue est d’une beauté confondante. Plusieurs mots rares qui brillent comme des gemmes sur la trame de la langue ordinaire proviennent d’Erotokritos ».
Pour Georges Séféris, l’Erotokritos de Kornaros représente la perfection dans le rapport qui existe entre la tradition populaire et l’écriture savante. Avec cette œuvre, le lettré a su non pas se mettre à la portée du peuple mais il a réussi à porter le peuple. Ce dernier est fier d’avoir ce texte, ce témoignage dans son patrimoine. Il est fier d’avoir et non d’être. C’est cela qu’admire Séréfis, cette création consciente et littéraire par un lettré d’un mythe populaire grec. Et c’est en ce sens que l’Erotokritos constitue un éloge de la langue grecque.