531 - Livret tragique et Opéra comique

N. Lygeros

Au cours de l’évolution historique du chant, nous avons vu apparaître de nouvelles structures toujours plus complexes dans leur composition. Le chant naturel devint tout d’abord traditionnel pour être ensuite codifié, puis révélé sous la forme d’oratorio pour aboutir à la forme actuelle de l’opéra. Bien qu’axé depuis son origine et ce, de manière intrinsèque, sur la musique proprement dite avec un texte relativement simple initialement, l’opéra s’est rapidement confronté à des problèmes techniques dans la réalité du récit. En effet celui-ci n’avançant qu’avec peine au cours des arias engendra par nécessité l’existence des récitatifs. Ces derniers dont la fonction était essentiellement d’accélérer, en termes temporels, le déroulement du récit étaient accompagnés d’une musique relativement simple. Ils n’étaient donc qu’une nouvelle forme de code du récit. Moins intéressants musicalement que les arias, ils ne sont considérés à leur juste valeur que par les spécialistes et quelques amateurs éclairés. Pour l’ensemble des auditeurs, les récitatifs représentent une sorte de pause musicale dans le spectacle. Ce n’est qu’à travers l’opéra comique que cette difficulté fut dépassée.

En effet dans l’opéra comique, il ne s’agit plus seulement de récitatifs mais de véritables parties parlées. C’est donc un amalgame du théâtre classique et de l’opéra comique. Ainsi malgré la domination de la musique dans ce registre, la création redonne une place de choix dans le texte proprement dit. Celui-ci ne constitue plus un simple support à la musique mais le véritable substrat de l’oeuvre. Il faut dire que le langage humain comporte des schémas mentaux qu’il est très difficile sinon impossible de coder dans le langage musical. Et même si cela a été réussi parfois, il n’en demeure pas moins que le caractère abstrait de ce transport de structure nuit quelque peu à la compréhension globale de l’oeuvre au moment de l’écoute. Tandis que l’opéra comique reconnaissant à part entière la puissance théâtrale du texte, exploite toutes les possibilités de celui-ci. Ainsi l’oeuvre est plus riche du point de vue cognitif et par ce biais, la création peut découvrir des aspects plus profonds de la pensée humaine tout en les mettant en évidence via la musique.

Dans ce cadre spécifique, le livret acquiert naturellement plus d’importance et peut jouer un rôle central dans le déroulement dramatique. En réalité, il détient en son sein tout l’élément tragique de l’opéra comique. Les mots ne sont plus de simples annotations de l’auteur, pas même des notes du compositeur. Ils sont l’essence ontologique. Ils ne sont plus des présents du librettiste mais omniprésents chez le compositeur. En enrichissant considérablement l’oeuvre, ils offrent à la musique une dimension nouvelle, plus extrême mais aussi plus humaine. Car la musique évolue alors dans un cadre qui non seulement la connote mais lui permet de se transcender. En ayant la structure textuelle elle peut développer sa propre symbolique sans être ni abstraite ni inaccessible. Elle est alors une extension naturelle de la parole et se déploie d’autant plus profondément qu’elle a un univers de sentiments à parcourir.

Avec un noyau conceptuel clairement identifié par le texte, la musique n’a plus à expliquer mais à développer la pensée jusqu’à la frontière des mots. Elle est la seule à atteindre l’indicible que cache la pensée humaine. Délivrée des contraintes techniques par la puissance du langage, elle s’élève bien au delà de la forme classique. A travers le livret tragique, l’opéra comique peut offrir à l’humain, l’essentiel de ce qui le caractérise à savoir sa puissance créative.