4606 - Sur le regard humain

N. Lygeros

L’histoire du génocide n’est pas une fin en soi, du moins pour le peuple des survivants et le processus de réparation en est la preuve vivante. Quant au cadre, il est clair, puisque le crime contre l’humanité est imprescriptible. Aussi l’apport de Raphaël Lemkin ne se restreint pas à l’élaboration du concept de génocide dans l’appareil du droit international. Cet apport concerne aussi l’humanité en soi. Indépendamment de tout appareil de justice, la contribution du juriste, c’est avant tout le regard humain. À travers son œuvre, le regard humain a grandi et il est désormais capable d’embrasser la cause de l’humanité. Un regard humain est naturel à l’échelle humaine. Il correspond à notre part d’humanité, ce morceau de mémoire fiché dans notre intelligence. Seulement qu’en est-il à l’échelle de l’humanité ? Comment souffrir pour plus d’un million de personnes ? En réalité, le travail de Raphaël Lemkin correspond en tant que schéma mental à la codification formelle et juridique du concept de juste. Conscient de l’incapacité humaine à devenir tous des justes, Raphaël Lemkin a voulu donner aux hommes la possibilité de transcender leurs limites naturelles dans le domaine de l’acceptation de la souffrance. Pour cela, il a créé la notion de génocide en tant qu’outil afin de forger le regard humain de chacun. Il n’est plus indispensable d’avoir toutes les capacités du juste pour lutter contre la négation du génocide. Il suffit de se doter de cet appareil judiciaire pour parvenir à lutter pour la reconnaissance du génocide. Ainsi tout homme est capable désormais de souffrir pour plus d’un million de personnes sans pour autant le vivre nécessairement de manière intrinsèque. Ce changement de phase n’est pas seulement essentiel pour les victimes et les survivants, mais aussi de manière paradoxale, pour les bourreaux. En effet, ces derniers, dans le temps, misaient sur le fait que les gens étaient incapables de porter un regard humain sur un crime contre l’humanité et en particulier sur le génocide. Ils misaient sur la société de l’oubli et de l’indifférence pour réaliser leurs crimes odieux. Désormais ils ont à faire face à une structure capable de supporter l’horreur de leurs crimes. Même si les gens continuent à être indifférents et à oublier, il existe des hommes – et pas seulement les justes – capables de lutter contre les génocideurs car ils ont maintenant les moyens de le faire. Ils ont le regard humain nécessaire pour mener à bien cette lutte contre la barbarie. Voilà pourquoi l’apport de Raphaël Lemkin est aussi fondamental. Il permet le passage des droits de l’homme à ceux de l’humanité.