378 - Une vision excentrique du rôle du centre

N. Lygeros

Un des apports les plus percutants d’Emmanuel Lasker qui fut champion du monde d’échecs durant plusieurs décennies a été de préconiser de jouer non le meilleur coup mais le plus désagréable pour son adversaire. Cette idée subversive appartient au raisonnement non uniforme offensif et ce, à plusieurs titres. En effet, en premier lieu, elle fait exploser le cadre strictement échiquéen puisqu’elle introduit une notion qui n’est pas objective. En second lieu, elle interprète le jeu d’échecs comme une situation particulière de la stratégie et non spécifique. Enfin, elle exploite les caractéristiques de l’adversaire et complexifie ainsi la structure relationnelle sans pour autant le connaître. Car même si les coups de ce dernier sont parfois prévisibles, il n’en demeure pas moins qu’il représente un facteur d’instabilité pour le joueur. La valeur de cette approche provient aussi du fait qu’elle ne se contentes pas des caractéristiques prétendument strictement cognitives. Le jeu d’échecs n’est plus un jeu intellectuel mais un cas particulier d’un affrontement absolu dans un cadre où interviennent psychologie et méta-stratégie.

Bien que notre but ne soit pas d´établir un isomorphisme explicite entre l´idée de Lasker et une situation spécifique dans un cadre polémologique, nous pensons que le rejet de valeurs certaines dans un cadre hors normes représente un excellent moyen non seulement de surprendre son adversaire mais de remettre en cause l´universalité incontestée de celles-ci. Ainsi en est-il de la valeur pour ainsi dire symbolique du contrôle du centre dans un combat. De manière quasi-absolue, le centre représente la pièce maîtresse d’une tactique. Pourtant cette idée même suggère qu’elle puisse être utiliser différemment afin d’exploiter négativement son importance. Utiliser au moment critique cette contre-idée peut se révéler fatale pour l’adversaire.

Dans la bataille de Marathon, au moment oú le général perse fait embarquer sa redoutable cavalerie afin d’effectuer une attaque simultanée sur Athènes, le stratège Miltiade prit une dangereuse initiative : judicieuse dans le choix, risquée dans son exécution. Profitant de l’absence de la cavalerie adverse, il exploite la force de pénétration de sa phalange d’hoplites. Cependant, contrairement à une attaque classique, il sacrifie son centre et renforce ses ailes. Pour mettre en difficulté les archers perses, il fait attaquer au pas de charge misant sur la lourde protection dont est dotée la phalange. Les hoplites qui ont survécus aux traits perses parviennent à enfoncer leurs ailes tandis que le centre grec est percé. C´est pourtant la combinaison de cette formation qui sonne le glas de l´armée perse. Car celle-ci se retrouve désormais menacée d´encerclement dont la conséquence principale serait le renversement du front avec l´impossibilité de rejoindre leur flotte.

Dans cette configuration le contrôle du centre pour les deux parties adverses aurait eu tendance à stabiliser le front ce qui aurait été positif pour l´armée perse. Au contraire, l´enfoncement du centre grec a changé la situation via sa dynamique. Ce coup n’était certes pas le meilleur dans le cas général (avec la présence d´une cavalerie par exemple) mais il fut de loin le plus désagréable pour l´adversaire puisqu´il s´est retrouvé par sa propre force dans une position intenable.

Enfin en combinant cette idée, Miltiade, par le débordement des ailes qui ne représente en réalité qu´une autre facette de la même i.e. rejet de l´importance fondamentale du centre, a montré combien la dynamique des extrêmes pouvait se révéler redoutable. Enfin cet exemple générique montre que pour gagner une bataille il n´est pas nécessaire d´être le meilleur, mais juste meilleur que l´autre.