3655 - Remarque sur l’infini de Leonardo da Vinci

N. Lygeros

Dans le Codex Atlanticus, Leonardo da Vinci pose la question suivante.

 

“Quelle est cette chose qui ne se donne point et qui, si elle se donnait, cesserait d’exister?”

Il répond de cette manière :

“C’est l’infini qui, s’il pouvait se donner, serait limité et fini, car ce qui peut se donner a une limite commune avec la chose qui l’entoure par ses extrémités, et ce qui ne peut se donner est ce qui n’a pas de limites.”

Ces indications nous précisent que Leonardo da Vinci puise sa réflexion dans un cadre mental classique pour son époque. L’infini est donc considéré par ce dernier comme une limite inaccessible, une sorte d’horizon qui ne peut être atteint. Sinon, selon les propres termes de Leonardo da Vinci, atteindre l’infini revient à lui faire perdre sa nature. Ce point de vue ne nous est pas étranger, bien sûr, et il sera même la pensée officielle des mathématiciens jusqu’à la venue de Georg Cantor (1845-1918) et de sa théorie des ensembles et de l’infinité des infinis. Pour juger la remarque de Leonardo da Vinci dans son contexte, il suffit de considérer les résistances des mathématiciens contemporains de Georg Cantor et leur réticence à accepter l’infini comme une totalité achevée. Le plus virulent d’entre eux était sans aucun doute Leopold Kronecker (1823-1891). Et Henri Poincaré (1854-1912) qui était conscient de l’ampleur et de la profondeur des travaux de Georg Cantor, ne put se résoudre à en accepter toutes les conséquences mathématiques. C’est dire la difficulté d’appréhender la notion d’infini, et ce plusieurs siècles après les notes de Leonardo da Vinci. Aussi nous nous devons de les interpréter comme un témoignage des connaissances mathématiques de son époque et non les considérer comme spécifiques à un individu. C’est la  seule manière d’être juste avec le génie de Leonardo da Vinci. Aussi pour le comprendre il est nécessaire de voir comment il abordait l’arithmétique. Un passage dans le Codex Atlanticus témoigne de cela.

“L’arithmétique est une science mentale dont les calculs se font au moyen d’une véridique et parfaite dénomination. Mais elle n’a pas, dans ses quantités continues, la puissance qu’ont les racines irrationnelles ou sourdes (radici sorde) qui divisent les quantités sans dénomination numérique.”

Au premier abord, cette pensée ne simplifie pas notre tâche. En réalité, si nous ne l’interprétons pas dans un contexte platonicien mais archimédien, elle acquiert du sens. Les mathématiques ne sont pas pour Leonardo da Vinci, une partie d’un monde des idées qui serait abstrait et parfait. Par contre, toujours pour lui, elles représentent un outil abstrait parfait. Aussi c’est à l’homme que revient la tâche de le maîtriser afin de créer son œuvre. Dans ce nouveau cadre, il devient parfaitement concevable d’imaginer que pour Leonardo da Vinci cela correspond plus à un symbole i.e. une quantité sans dénomination numérique, qu’à un nombre particulier. Il est donc non seulement en deçà des nombres que nous appelons ordinaux à la suite des travaux de Cantor, mais aussi de l’ensemble des réels complété. L’infini pour Leonardo da Vinci est un symbole qui ne peut être manipulé. En d’autres termes, il n’appartient pas véritablement aux mathématiques.