3518 - Les victimes de la peste

N. Lygeros

Les rats. C’était une idée fixe. Tout le monde devait mourir. La peste noire ne laissait plus aucun vivant sur cette terre maudite. Qui n’avait pas eu cette pensée à cette époque? Personne n’avait analysé la situation avec objectivité. Les rats n’avaient utilisé que les voies humaines puisque celles du seigneur étaient impénétrables. Ils se propagèrent avec une célérité qui finit d’achever la moindre résistance. Même l’espoir n’avait pu leur résister alors ils affrontèrent la bêtise de la société. Sans explication, celle-ci n’avait plus de sens pour les hommes. Aussi elle en trouva une. Le comte ne pourrait jamais l’oublier. La société incapable de lutter contre la peste noire et ses hommes de main qu’étaient les rats, elle accusa les Juifs de tous les maux. Mais cette injustice n’avait pas suffi. Alors la société les condamna à mort en prétendant qu’ils répandaient volontairement la contagion. Elle les avait transformés en rats pour sauver sa misérable peau. Massacrés ou brûlés par milliers, les Juifs étaient à la merci d’une société où régnait la folie. Ce fut au pire moment des persécutions que le comte rencontra son ami, le fils des sept branches. Celui-ci avait décidé de ne pas mourir. Il ne craignait ni les rats, ni la société. Il avait échappé de peu au bûcher de Strasbourg, aussi il savait de quoi il en retournait. Il parcourait toute la France pour sauver les siens. La rencontre des deux hommes eut lieu dans une attaque. Les habitants du bourg s’en étaient pris à une famille. Ils étaient tous les deux de passage; l’un par hasard, l’autre par nécessité. Ce fut suffisant pour rendre la justice sans attendre la menace d’excommunication du pape. Toute la famille était déjà sur le bûcher. La foule criait. Le spectacle était insupportable. Pourtant le fils des sept branches ne fermait pas les yeux. Cette bestialité ne l’effrayait pas. Il ne regardait que les enfants attachés à leur mère. Le père était déjà mort mais la foule l’avait mis lui aussi sur le bûcher. C’était la dératisation. En voyant cette scène, le comte piqua des deux son cheval et s’enfonça dans la foule. Cette injustice lui était insupportable. La foule s’écarta sur son passage mais elle referma aussitôt le cercle autour du bûcher. Cet imprévu n’avait pas calmé sa haine. Le fils des sept branches profita de cette intrusion pour se faufiler à travers les cris. Ils arrivèrent au même instant sur le bûcher. Ils se regardèrent et se reconnurent. Ils ne prononcèrent pas un seul mot. Ils se contentèrent de défier du regard la foule ahurie. Il fallait faire vite. Ils détachèrent la famille. Le comte prit sur ses épaules le cadavre de l’homme pendant que le fils des sept branches emportait la femme et ses enfants. Dans un élan de rage, la foule s’approcha menaçante. Alors le comte enleva son gant et le jeta dans la direction de la foule. Ensuite il montra sa main couverte de boue et de sang en criant :

– Je suis un pestiféré !

Brusquement la foule s’écarta. Sa peur avait vaincu sa haine. Elle était prête à brûler des innocents, non à affronter des pestiférés. Soudain un homme lui saisit sa main tendue. C’était le fils des sept branches.

– Moi aussi !

La foule se mit à courir dans tous les sens comme des rats en fuite. Ainsi naquit la légende des pestiférés qui avaient sauver les Juifs du bûcher.

– Le feu ne brûle pas la lumière, avait dit la mère à ses enfants.