313 - De l’importance du geste

N. Lygeros

Dans un monde, dominé par le langage, il est difficile de percevoir l’importance du geste. Dans un monde dominé par les moyens d’information et l’exploitation du langage à travers l’écrit, quelle place donner au geste muet par nature ? Ce mouvement dans un monde sourd n’existe que dans le mental. Il est pourtant chargé de sens comme s’il avait accumulé en lui la sagesse de la mémoire. Lorsqu’il est traditionnel, il représente une mémoire gestuelle. Lorsqu’il est échiquéen c’est un élément d’un schéma. Mais c’est lorsqu’il est théâtral qu’il acquiert toute sa dimension. Il est indéniable qu’en écrivant la tragédie Prométhée et Athéna, nous avons accordé un rôle fondamental au texte. Cependant ce serait une erreur que de réduire la pièce à cela. Car le texte n’est que la trace écrite d’une stratégie temporelle, d’un schéma mental contemporain qui tente par sa profondeur d’atteindre l’essence du mythe antique. Aussi en lisant le début de la scène V, il ne faut pas se contenter de lire entre les lignes, il faut imaginer les gestes des personnages. Sans éclairer le texte, nous pouvons voir les gestes.
Athéna est au fond de la scène dans le silence – elle regarde la solitude de Prométhée qui se tient debout au bord de la scène. Sa perception d’Athéna sans se retourner vers elle symbolise sa prévoyance légendaire. Il relève peu à peu la tête jusqu’à regarder le public qui représente l’humanité. Athéna s’avance vers lui tout en restant derrière lui. Elle le soutient. Prométhée parle sans jamais se retourner car l’objet de sa passion demeure l’humanité. Athéna de profil par rapport au public, se place derrière le côté droit de Prométhée, créant ainsi un être mental bicéphale constitué de deux composantes bien différenciées. Puis au moment où Prométhée tente de remercier Athéna pour l’intervention d’Héraklès, elle pose sa main droite sur son épaule droite. Elle crée ainsi un axe invisible qui traverse verticalement la partie droite de Prométhée et qui symbolise la flèche du temps autour de laquelle vit le couple mental. Lorsqu’Athéna pivote autour du point de contact, après que Prométhée ait posé la main sur la sienne en signe du poids du rocher qu’elle a su lui épargner, c’est son bras qui entraîne son corps et non le contraire comme si ses mouvements n’étaient plus contrôlés. Une fois que Prométhée replace sa main le long du corps selon l’axe temporel, Athéna s’appuie sur lui en posant son épaule contre la sienne, geste qu’elle accentue par la suite en penchant sa tête dans la pose d’Athéna pensive. Cependant comme elle la repose sur Prométhée, elle acquiert un nouveau sens. Sa pensée se modifie et devient au contact du génie universel plus humaine montrant ainsi l’émergence de l’altruisme. Néanmoins, le geste n’est pas simplement une représentation d’une intellectualisation artificielle de l’auteur. Il n’est pas seulement le mime d’une pensée. Il est aussi sensualité. Il peut donc jouer le rôle de contre-point dans la mélodie du texte. Le décalage qu’il peut mettre en évidence entre le texte et son interprétation est un enrichissement non pas dans le sens de l’ornement mais de la pensée latérale. Le décalage crée un style qui donne un nouveau statut à l’acteur et une nouvelle dimension du personnage. Il devient alors le complément du silence. Ce dernier qui n’est qu’une séparation devient via le geste un lien qui finit par tisser un dialogue plus fort, plus intime et surtout plus humain. A travers le geste, la mise en scène recherche la complétude de l’oeuvre. Celle-ci ne peut être poignante qu’à travers la dynamique du geste car il développe toute la puissance de l’écrit qui n’est qu’une trace. Le geste est la reconstitution d’une architecture dont nous ne connaissons que le plan. Et si théâtre est vie c’est à travers le geste. D’où la nécessité de l’écoute du langage du silence.