2787 - Le portrait d’un homme

N. Lygeros

Il était simple, si simple que des traits suffisaient à le décrire, quelques traits à peine. Car il ne s’agissait pas de surcharger son visage de blessures qu’il avait certes connues. Le penseur avait été soldat dans la pire des guerres. Et il avait écrit dans l’absurdité de cette logique afin de braver l’insensé de l’ordre, le sens de l’ineptie. Il avait été bercé par la musique et il s’était retrouvé dans le vacarme des bombes. L’éclat n’était plus que celui de l’obus. Le génie ne pouvait être que civil ou militaire. Dans cette interdiction de penser, il avait crée son œuvre. La première pierre d’un édifice plus imposant qu’une cathédrale, plus sobre qu’un instant. Les traits de son visage étaient un aveu intime. Sans esquisser le moindre signe de douleur, il montrait la voie à suivre en dissimulant celle qu’il avait parcourue. Certains auraient pu voir dans ses traits, ceux de la fatigue ou même de la mort alors qu’il s’agissait de ceux d’une structure ouverte sur le monde. Son regard était bien trop profond pour être simplement exploré. Son existence n’avait pas été conçue pour cela. Le penseur ne pouvait être recherché et le chercheur ne pouvait être pensé. Il n’était pas le premier et ne pouvait être le dernier. Aussi en attendant les suivants, il s’était mis à étudier les précédents. Non pas pour les vénérer mais pour les saisir et comprendre l’essence de l’humanité. C’était la seule manière de créer le nouveau et le révolutionnaire. L’avenir était caché dans le passé à l’instar de la couleur des caméléons. Il n’attendait rien des gens. Ils lui avaient donné tout ce qu’ils pouvaient : leur haine, leur racisme, leur jalousie, leur envie… Mais il avait rejeté cette offre généreuse et il s’était exclusivement intéressé aux hommes et au futur. En somme à tout ce qui ne pouvait rien lui offrir, à tous ceux qui attendaient quelque chose de lui. Ils vivaient dans l’attente mais il n’avait pas attendu de vivre. Arrivé trop tôt, il ne pouvait partir trop tard. Il fallait donc être bref et parfois laconique pour dire l’essentiel et écrire la mémoire du futur. Les cours universitaires n’avaient de sens que lorsqu’il s’exprimait librement, que lorsqu’il pensait ouvertement. Le public n’était pas né aussi il devait se contenter de remplir les cahiers pour les suivants, sans aucun espoir, car il était conscient que les hommes arriveraient trop tard même s’il n’était pas parti trop tôt. Sans masque mortuaire, le visage avait la structure d’une vision. C’était une vision qui avait transcendé la guerre non pas pour réaliser la paix car celle-ci n’avait plus de sens mais pour concevoir le juste à défaut de créer la justice. Le juste appartenait aux hommes et à l’humanité. La justice n’était qu’une institution des gens. Voilà ce que disaient les traits de son visage. Voilà ce qu’écrivait le portrait d’un homme.