1952 - Souvenirs d’Orient

N. Lygeros

Une personne regarde la main blessée d’une autre.

Philippe

Ne fais pas attention à cela…

André

Mais ta blessure semble profonde.

Philippe

Si la blessure n’est pas profonde, elle n’a pas de valeur.

André

Et quelle est la valeur de celle-ci ?

Philippe

Elle représente toute ma famille.

André

Je croyais que tu n’avais plus de famille.

Philippe

Justement…

André

Je ne saisis pas.

Philippe

Je l’ai perdue ce jour-là.

André

Quel jour ? Que veux-tu dire ?

Philippe

Un jour de 1922.

André

À Smyrne ?

Philippe

Oui, là-bas.

André

Je ne savais pas que tu étais de là-bas.

Philippe

Je ne le savais pas non plus. Un temps. Il m’a fallu la quitter pour comprendre que je lui appartenais.

André

Ainsi tu as tout perdu là-bas.

Philippe, en montrant sa main.

Je n’ai gardé que ma blessure.

André

C’est tout ce qu’il te reste.

Philippe

Je ne suis que cela ! Un temps. Une blessure d’exilé.

André

C’est la première fois que tu me parles de cela.

Philippe

Il y a une première fois à tout.

André

Tu as gardé ce secret en toi tellement de temps…

Philippe

C’est cela ma grécité.

André

Une blessure d’exil.

Philippe

Non, le droit de vivre après la mort !

André

Smyrne n’est pas morte.

Philippe

Ce sont les nôtres qui sont morts.

André

Ils sont pourtant venus en Grèce.

Philippe

Notre Grèce était ailleurs.

André

Quel est le sens de tout cela ?

Philippe

Cela n’a peut-être pas de sens. Un temps. C’est notre absurde si tu préfères.

André

Vous êtes en exil dans votre propre patrie.

Philippe

Désormais, nous sommes des réfugiés. Et nos enfants seront des fils de réfugiés.

André

Tu en parles comme d’une malédiction.

Philippe

Je ne parle que de notre histoire.

André

Tu parles de la fin de l’histoire.

Philippe

C’est ce qui se passe lorsque la grande histoire rencontre la petite.

André

La grande a tué la petite.

Philippe

Seulement nous n’étions que des petites gens. Un temps. Nous ne pouvons supporter le poids de la grande. Silence. C’est cela notre catastrophe.

André

Raconte-moi comment c’était là-bas.

Philippe

Pour quelle raison ?

André

Je veux savoir ce que tu as perdu.

Philippe

Tu l’as devant toi. Un temps. J’ai perdu la vie.

André

Mais tu vis à présent.

Philippe

Désormais, je me souviens dans l’oubli. Silence.

André

Je ne veux pas oublier.

Philippe

Pour oublier, il faut savoir. Un temps. Toi, tu ne sais pas.

André

Alors apprends-moi !

Philippe

Les souvenirs font souffrir !

André

Je ne veux pas te laisser seul. Un temps. Apprends-moi ta souffrance.

Philippe

Tu as du courage. Un temps. Mais tu es si jeune…

André

Alors laisse-moi vieillir avec toi.

Philippe

Cela fait des années que je ne vieillis plus. Le temps s’est arrêté pour nous.

André

En 1922.

Philippe

En Septembre.

André

Alors pourquoi ne pas y retourner.

Philippe

Qui pourrait le supporter ?

André

Ta souffrance !

Philippe

Tu es le digne petit-fils de ton grand-père.

André

Je ne l’ai jamais connu.

Philippe

Je le sais bien. Silence. L’ébéniste est mort debout comme les arbres.

André

Quand est-ce que tu l’as connu ?

Philippe

Je l’ai rencontré en arrivant ici. C’était comme s’il m’attendait.

André

Qu’attendait-il ?

Philippe

Les souvenirs d’orient…

André

La Catastrophe de Smyrne.

Philippe

Ton grand-père avait l’habitude de travailler avec le bois mort. Il faisait partie de ces hommes rares qui pouvaient nous comprendre.

André

Les réfugiés ?

Philippe

Pour lui, nous n’étions pas des réfugiés. Un temps. Nous étions l’histoire de sa patrie.

André

Mais mon grand-père est né ici.

Philippe

Seulement, il était des nôtres.

André

Un réfugié ?

Philippe

Une page de l’histoire. Un temps. Nous appartenions au même livre.

André

Le livre noir ?

Philippe

Non, celui qui a échappé aux flammes de l’oubli.

André

Tu l’aimais n’est-ce pas ?

Philippe

Comment faire autrement ? Un temps. Il était capable de transformer la mort en beauté. Silence. En arrivant ici, nous étions tous morts. Lui seul voyait notre beauté.

André

Je la vois aussi.

Philippe

Je le sais bien. Un temps. Sans cela…

André

Je ne serais pas ici.

Philippe

Oui.

André

Alors apprends-moi le passé. Un temps. En souvenir de mon grand-père.

Philippe

Je suis heureux que tu sois né ici.

André

Pourquoi ?

Philippe

Car là-bas, les haches de la lune ne t’auraient pas laissé la vie sauve.

André

Philippe, raconte-moi la vie de là-bas.

Philippe

Nous vivions dans la lumière… Un temps. Et ils ont mis le feu à la lumière.

André

Et avant le feu ?

Philippe

À Smyrne, nous avions la mer.

André

Ici ce n’est pas la même chose ?

Philippe

Elle avait une autre couleur… Un temps. Au delà de l’horizon, il y avait la Grèce.

André

Vous regardiez toujours des deux côtés ?

Philippe

Les vestiges de l’aigle à deux têtes sans doute.

André

Tu habitais près du port ?

Philippe

Tout le monde habitait près du port. C’était notre source de vie.

André

Vous étiez au bord de la mer…

Philippe

… et du ciel.

André

Comment était la vie là-bas ?

Philippe

Sereine comme la mort.

André

Que veux-tu dire ?

Philippe

Nous étions immortels depuis des siècles. Nous aimions la terre et la mer. Et elles nous aimaient aussi. Un temps. C’est avec la barbarie que nous avons appris la mort.

André

Mais vous avez résisté !

Philippe

Une oasis résiste-t-elle au désert ?

André

Vous vous êtes pourtant battus.

Philippe

Nous manquions d’armes et de munitions. Notre position était intenable.

André

Vous avez cependant tenu.

Philippe

Juste le temps de mourir.

André

Mais tu es vivant !

Philippe

Non, je suis un survivant…

André

Quelle est la différence ?

Philippe

Nous avons connu la mort et notre vie ne sera plus jamais la même.

André

Emmène-moi là-bas !

Philippe

Tu n’es pas encore prêt.

André

Mais pourquoi ?

Philippe

Il faut d’abord savoir mourir !