184 - Episode 5 : La mort d’Oreste et le thrène d’Electre.

N. Lygeros

Les femmes constituant le Chœur se tiennent droites et immobiles, dans une tenue noire, de part et d’autre de la scène.

Le Coryphée

Oreste est mort !

Electre, criant.

Tu mens ! Laisse-moi ! Je ne peux te croire.

Le Coryphée

Tu «dois» me croire. Oreste n’est plus, te dis-je.

Electre

Encore un subterfuge du tyran pour briser en moi toute résistance. Il n’obtiendra rien.

Le Coryphée

Egisthe n’y est pour rien. Ni les dieux tout puissants d’ailleurs. Un autre en est la cause.

Electre

Tous des vautours jamais rassasiés. Ils ne peuvent vivre qu’avec la charogne. Leur im­mortalité n’est pas un don divin. S’ils sont immortels, c’est que même Hadès ne veut d’eux. Mouvement de peur de la part du Chœur de femmes mycéniennes.

Le Coryphée

Tais-toi, femme ! Dans ton malheur tu délires et tu ne sais ce que tu dis. Un temps. Cette fois, le destin et lui seul, est responsable. Le destin qui est au dessus des hommes et des dieux.

Electre

Le destin n’a été inventé que pour justifier la misère et le malheur.

Le Coryphée

Que dis-tu? Serais-tu devenue folle? Le destin est le principe fondamental du monde.

Electre

Que peut valoir un principe qui justifie l’injustifiable et qui tolère l’intolérable?

Le Coryphée

Le destin ne participe à aucune action. Toute action est une part du destin. Le destin «est» !

Electre

Que vaut cette existence supérieure si elle nie notre droit essentiel: la vie?

Le Coryphée

Tu te trompes. La vie n’est pas un droit. C’est un emprunt que nous faisons au temps…

Electre

Et que les dieux usuriers nous font payer très cher. Un temps. Qui aurait voulu de ma vie ?

Le Coryphée, avec compassion.

Electre, Oreste est mort ! Mouvement de désarroi du Chœur.

Electre, désespérée.

Ah ! Ah ! Oreste ! Mon frère chéri… Mon unique espoir. Silence. A cette nouvelle mes bras tombent morts. La dernière flamme de ma vie vient de s’éteindre. Il était le seul être de ma famille à ne pas avoir été touché par le mal.

Le Coryphée

La pureté n’est pas de ce monde. Ainsi que le blanc n’est couleur.

Electre

C’est vrai ! Ce monde est fait pour le noir ; la couleur des haillons de la vie. Un temps. Mon père dans l’ombre, mes sœurs dans la pénombre et ma mère dans l’obscurité. Un temps. Et à présent tu m’annonces que mon frère a vu le crépuscule… Comment ne pas être aveuglée par tout ce noir?

Le Coryphée

Nous ne voyons que ce que nous pouvons.

Electre

Est-ce donc pour cela que je ne vois que le malheur?

Le Coryphée

Non, Electre, ce n’est pas de ta faute. C’est la malédiction qui s’est posée sur la maison des Atrides.

Electre

II ne fait aucun doute, tu dis bien la vérité. Un temps. Tout d’abord mon père, victime de la lâcheté et de l’infamie, et maintenant mon frère, victime du destin.

Le Coryphée

Ne mélange pas tout ! Le jeu de la mort n’est pas aussi simple. Toutes les oboles ne sont pas de bon aloi.

Electre

Pourquoi me faire souffrir en parlant par énigmes? Comment est-il mort? Qui a tranché le fil de sa pauvre vie? Sur un ton plus ferme. J’exige que tu racontes le sort de celui qui n’ayant pas pu vivre dans le bonheur, est digne par la grandeur de son malheur.

Le Coryphée, sur un ton homérique.

Deux étrangers de Phocide sont venus de la part de Phanotée en faire le récit. Ton frère, le valeureux Oreste, s’était rendu à Delphes pour prendre part aux jeux pythiques. Il s’inscrivit au pentathle et en remporta toutes les épreuves : au saut, il jaillit comme une étincelle, à la course, il fut rapide comme l’éclair, à la lutte, il s’embrasa, au pugilat, il frappa comme la foudre, enfin au disque, son lancer atteignit le soleil. Un temps. Ses victoires furent autant d’hommages à la gloire du maître de guerre que fut son père Agamemnon.

Mouvement d’admiration du Chœur.

Electre

Combien le sort est cruel ! Il attend l’envol des hommes pour mieux les précipiter !

Le Coryphée

Les dieux appellent à eux les plus valeureux d’entre nous…

Electre, le coupant. Les dieux sont inhumains !

Le Coryphée

Seulement ils ne peuvent rien contre le destin. Et ce dernier avait décidé que le lendemain serait l’heure d’Oreste.

Electre, malheureuse.

Le lendemain…

Geste de compassion de la part du Chœur.

Le Coryphée

Oui, le lendemain, le jour de la course des chars. Un temps. Ils sont là, tous debout, prêts à bondir. Ils viennent de Cnossos, de Phaistos, de Sparte et du Pélion, ainsi que de Tyrinthe, de Mycènes et d’Argos, mais aussi de Thèbes, d’Ithaque et de Pylos, le pays du sage Nestor*. Ce sont les dix meilleurs auriges de la terre du soleil. Au signal des juges, ils s’élancent comme un seul homme, liés par le destin. Dans ce flot surhumain, les hommes et les chevaux se métamorphosent, en centaures, les attelages se confondent, les essieux se touchent et les roues grincent sous la puissance des chocs.

Electre

Dans tout ce fracas, comment Oreste aurait-il pu entendre frapper le destin?

Le Coryphée

Ce dernier sonne son heure au sixième tour. Dans l’emportement des chevaux, deux chars se disloquent, jonchant d’épaves l’hippodrome. Oreste voulant éviter les auriges blessés, heurte la borne du virage, brise son essieu et chute. Mais son pied gauche pris dans les guides l’entraîne dans le chaos. Son corps traîné sur le sol est celui d’un écorché qui veut mourir tant la douleur est insupportable.

Mouvement d’horreur de, la part du Chœur.

Mais Oreste demeure silencieux. Lorsqu’il est enfin délivré de ses liens, sans vie, il regarde le ciel.

Electre

Ah ! Je t’en supplie, cesse là ton récit. Je vais succomber…

Le Coryphée

Son âme éteinte, un bûcher consuma son corps. Et ce sont ses tristes cendres que les étrangers de Phocide ont ramenées afin qu’elles reçoivent une sépulture sur la terre de ses ancêtres.

Electre, abattue.

Pourquoi cette terre n’est-elle que peine et fatigue? Nos malheurs n’auront donc jamais de fin?

Le Coryphée

Toute chose a une fin, mais sans savoir laquelle.

Electre

Comment, supporter un tel acharnement du sort? Pourquoi n’avons pas le droit nous aussi de goûter un moment de bonheur? J’ai beau me torturer la mémoire, je n’ai aucun souvenir blanc. Cette fois, le dernier de ses espoirs envolé, notre race est définitivement maudite.

Le Coryphée

Ton malheur est immense, je le sais, mais tout n’est pas encore perdu…

Electre

Quels mots étranges ! Oreste est mort et tu affirmes que tout n’est pas perdu. Un temps. Ne vois-tu donc pas que j’ai quitté ce monde pour toujours? Mon frère a disparu et le monde s’est dépeuplé.

Le Coryphée

L’esprit d’Oreste veillera sur toi.

Electre

Mais qui veillera sur lui. Toute sa vie réduite en cendres, toute sa force contenue dans une urne. Dis-moi, sais-tu où elles se trouvent en ce moment?

Le Coryphée

Les hommes de Phocide les ont gardées ensuite elles seront confiées aux hommes du palais, en attendant la «cérémonie».

Electre

Athéna, viens à mon secours! A l’image d’Electre, les femmes du Chœur tendent leur mains vers le ciel à la manière mycénienne. Ne les laisse pas souiller les cendres de mon frère. Je dois les reprendre au plus vite.

Le Coryphée, plein d’inquiétude.

Non, le risque est bien trop grand ! Et puis tu ne pourrais y parvenir seule. Un geste imprudent de ta part et plus personne ne pourra te sauver du courroux royal.

Electre

Qu’importe ma vie, si mon frère n’a pas de sépulture digne de lui.

Le Coryphée

II faut d’abord s’occuper des vivants.

Electre

Et pourtant notre mort est bien longue face à notre vie. A moins que tu ne veuilles parler des tyrans.

Le Coryphée

II s’agit précisément de cela.

Electre

Serais-tu devin? Ou entends-tu mes pensées?

Le Coryphée

Je n’entends rien à l’art du grand Calchas. Simplement, je ne cesse de penser alors parfois mes pensées coïncident avec celles des autres.

Electre

Alors, tu sais ce que j’ai en tête.

Le Coryphée

Je le pense.

Electre

Mon frère mort, il ne me reste plus qu’à tuer le tyran de mes propres mains. Et si j’échoue je me supprimerai.

Le Coryphée

C’est bien le dessein que je te prêtais.

Electre

C’est l’unique projet que puisse supporter mon âme. Un temps. C’est le seul qui puisse m’empêcher de mettre fin à mes jours sur le champ.

Le Coryphée

Electre, ce n’est que l’aube de ta vie !

Electre

Ils ne m’ont pas laissé le droit de vivre avec Oreste. Je prendrai celui de mourir auprès de lui !

Electre se dirige lentement vers le côté droit de la scène et s’assoit. Le Coryphée sort de l’autre côté. Et le Choeur de femmes mycéniennes se regroupe au centre de la scène et effectue une danse de lamentation.