1806 - De l’architecture à la cause arménienne

N. Lygeros

Le passant initialement indifférent ou au mieux neutre ne pourra manquer de voir sur la place de Lyon l’architecture des feuilles de pierre. Sans le gêner ni même l’accuser, elles l’attireront pour lui suggérer de voir le passé et plus seulement de le regarder de manière passive. Les feuilles de pierre sont des témoins architecturaux qui parlent la langue du silence, la langue de l’humanité. Car elle seule peut supporter une telle souffrance. Les autres ne peuvent exprimer l’indicible. Elles ne peuvent communiquer que si elles ont à dire quelque chose. Et demeurent incapables de l’exprimer lorsqu’il n’y a rien à dire, lorsqu’il faut se taire. Aussi c’est à l’architecture de prendre le relais afin de dire sans parler. De cette manière le passant n’est pas agressé. Il est simplement touché par la souffrance des victimes, par la douleur des justes. Alors qu’il était muet en traversant la place, il rencontre d’autres muettes, les feuilles de pierre qui lui parlent dans une langue qu’il connaît mais qu’il ne cesse d’oublier lorsqu’il se trouve en société. Car la société ne désire que le présent. En ne désirant que la conservation de celui-ci, elle n’a pas besoin de futur et donc de passé. Cependant la langue des feuilles de pierre ne communique qu’à l’humanité du passant. Ainsi ce dernier reprend son statut d’homme, acquiert un nom et désire penser. Il veut penser le passé pour comprendre le présent et envisager le futur. Quotidiennement il est bombardé par des informations futiles mais nul ne lui demande de penser. Les feuilles de pierre ne lui apportent aucune information, elles lui offrent simplement la possibilité de penser librement. Le Mémorial Lyonnais n’est pas un monde clos. C’est une structure ouverte qui donne accès à la pensée du passant. Elle lui permet de se sentir chez lui parmi les hommes, sur la terre des hommes comme dirait Antoine de Saint Exupéry. C’est uniquement en atteignant cette terre qu’il peut comprendre les pierres suspendues d’Arménie. Là, il peut lire pour la première fois les lettres arméniennes de Leonardo da Vinci. Là, il peut voir comment le mythe résiste à la négation. Là, il peut comprendre le combat de la mémoire contre l’oubli. Car ailleurs, il n’a aucun sens. La suprématie de l’oubli est totale dans le quotidien des passants. L’architecture n’est pas un but. Le Mémorial est par nature un lieu de passage. Il permet au passant de traverser le temps afin de comprendre sa réalité. A travers une pensée utopique, l’architecture parvient à adresser son message aux hommes malgré la domination du néant. Et si ses pierres sont blanches c’est encore mieux. Car même si l’injustice s’abat sur elles, elles peuvent garder une trace des preuves. Les feuilles de pierre appartiennent au temps. Elles le démontrent en soutenant le poids des pierres d’Arménie. Celles-ci ont connu le génocide des Arméniens et ne cesseront jamais de témoigner. Elles sont les témoins d’un procès qui n’a pas encore eu lieu. Elles sont les gardiens d’un château ouvert sur le monde. Car à travers le génocide des Arméniens, c’est le crime contre l’humanité qui est dénoncé. Tel est le message silencieux de l’architecture.