1675 - La muse de plomb

N. Lygeros

Cela ne suffisait pas. Il ne pouvait en rester là. Il remonta rapidement la rue Mercière et finit par atteindre l’église Saint-Nizier, mais c’est juste avant dans la rue de la Poulaillerie qu’il tourna. Il devait retourner dans le temps et cela n’était possible qu’au musée de l’imprimerie. En pénétrant dans la cour son cœur se rassura. Le lieu avait un parfum d’antan. Il ouvrit la première porte à gauche, interrogea l’entrée et gravit lentement l’escalier. Il ne savait pas encore ce qu’il cherchait mais il était certain de le reconnaître. Il parcourait les vitrines du regard. Mais ce n’était pas là. Les sections défilaient et son émotion devenait de plus en plus intense. Aucune trace de l’imprimeur humaniste. C’était à y perdre son sang froid. Pourtant une copie conforme d’une presse de son époque le toucha en plein cœur. Elle aurait pu être l’une des trois de la grande époque. Il a fait le tour plusieurs fois. Il n’osait pas la toucher mais son regard la scrutait comme s’il s’agissait d’une pièce à conviction. Dans cette condamnation de l’oubli, il lui fallait s’attacher au moindre détail. Car tout était indice. Les caractères étaient mobiles. Néanmoins ils avaient été fixés dans le temps. Il contemplait cette machine et pensait à la liberté qu’elle avait engendrée. Jamais le métal et l’encre n’avaient été associés de la sorte auparavant. Combien de livres avaient été pressés dans ses entrailles, nul ne le savait. Cependant sans ses machines, point de liberté de penser. Il s’en éloigna en étant certain qu’il y retournerait bientôt. Les présentoirs avaient un air passé mais l’éclat de leur évolution ne pouvait manquer d’attirer le savant. Il lisait avec avidité la moindre information de manière à compléter un puzzle encore inexistant. Il ne cherchait pas les incunables car ils étaient nés bien trop tôt pour l’imprimeur humaniste. Seulement son caractère n’avait pu être formé sans la matrice et le poinçon. Aussi il fallait tout relire avec soin pour ne pas perdre la moindre goutte du précieux métal. C’était ainsi qu’il avait retrouvé son chemin grâce aux études de Leonardo da Vinci. Puis en laissant sur ses pas son génie universel, il atteignit finalement un coin frappé par la mémoire de l’imprimeur humaniste. Les quelques mots tracés sur le mur à côté de celui dont le nom et le prénom formaient le célèbre anagramme du Maistre avaient suffi pour transformer l’austère érudit en être humain attaché à la vie. Les bribes de la sienne n’aidaient en rien pour comprendre son œuvre. Seulement son horrible supplice était un signe qui ne trompait pas. Son esprit s’arrêta sur une autre figure de la légende de la liberté : Giordano Bruno. A présent, il en était certain. La couleur était là et elle avait vécu l’une des pages les plus sombres de l’éclat de Lyon. La technique de Leonardo da Vinci reprenait le pas sur la réalité. Il ne fallait pas éclairer la clarté mais assombrir l’obscurité pour voir la lumière. La vie de l’imprimeur humaniste était à l’image de son œuvre. Il fallait la noircir pour voir la liberté de penser. Il fallait se salir les mains pour créer l’essentiel. Et sans le labeur des compagnons, nul ne connaîtrait l’œuvre humaniste. Combien d’encre avait coulé, combien de feuilles noircies pour nous laisser juste quelques traces ? Mais sans ces traces, l’érudit le savait, nous aurions perdu l’essentiel et nous ne serions pas ce que nous sommes.