1607 - Barbarie et conscience

N. Lygeros

Cela peut sembler quelque peu paradoxal mais un acte de barbarie peut engendrer une prise de conscience. En effet la destruction volontaire d’un cimetière le prouve. La société de l’oubli craint tellement la mort en raison de la mise en exergue de la mémoire qu’elle tente de mettre les cimetières à l’abri des regards des anonymes et en cela elle accomplit un travail qui va à l’encontre de l’humanisme. Car un cimetière n’est pas seulement la forme eschatologique de l’ontologie cultuelle. C’est aussi et avant tout un lieu de mémoire. Seulement pour s’en rendre compte il faut vivre en territoires occupés. Car même si vous n’êtes que de passage, dès que vous recherchez des traces de votre culture, vous êtes nécessairement conduits dans les cimetières que ceux-ci soient en bon état, partiellement détruits ou complètement, ils ne sont pas occupés de la même manière et c’est en cela qu’ils représentent des lieux de résistance pour nos ennemis. Malgré leur mort, les hommes de notre peuple continuent par la présence de leur absence à soutenir notre mémoire. Aussi la destruction d’un cimetière est peut-être le sacrifice nécessaire pour qu’une communauté qui se contente de vivre en oubliant les lieux des morts, prenne enfin conscience qu’il ne suffit pas de se souvenir, il faut lutter pour ne pas oublier nos morts car ce sont nos morts et leurs croix de pierre qui sont ce que nous sommes mais aussi ce que nous devons être. Il ne s’agit pas simplement d’un problème de théologie qui ne touche pas nécessairement l’ensemble d’un peuple. Il s’agit d’ontologie et plus encore de déontologie. Car dans cette prise de conscience intervient avec force le rôle de l’éthique. Ainsi à travers l’acte de barbarie, nous apercevons la nécessité d’agir, de se défendre et de protéger notre histoire. Car cette attaque systématique a bien pour objectif, d’effacer toute trace de cette histoire qui nous définit en tant que peuple. Il ne suffit pas de se lamenter, il faut agir selon une stratégie concertée. Il faut mesurer l’importance que nous donnons à un tel acte de barbarie. La destruction de nos tombes est-elle équivalente à des assassinats non seulement de nos morts mais des nôtres ? Si c’est le cas, les moyens que nous mettons en place doivent être à la hauteur. Sinon ce n’est pas la peine de souffrir car notre propre souffrance ne suffit pas pour aider les autres, les nôtres. Nous nous efforçons de lutter pour une cause mais cette lutte est bien souvent abstraite pour la plupart d’entre nous. Alors, lorsqu’un acte de barbarie qui appartient à un génocide de la mémoire, survient nous ne pouvons plus prétendre que l’urgence n’existe pas. Car cette fois, elle est visible. Car cette fois, nous pouvons constater comment véritablement nous aurions agi si nous avions été présents au moment des évènements d’antan. Car cette fois, nous sommes face aux évènements et nous pouvons juger nos propres actes. Si ces derniers sont à la hauteur de ce que nous défendons alors nous pouvons être fiers car nous appartenons à un peuple de résistants.