1380 - Exégèse des Dialogues oubliés

N. Lygeros

Les Dialogues oubliés ne sont pas simplement un recueil de scènes de théâtre. Il ne s’agit pas seulement de faire vivre des personnages imaginaires ou des personnages historiques. Ces hommes, ces femmes et ces enfants nous les avons rencontrés. Ils existent. Chacun d’entre eux a donné quelque chose à ces Dialogues oubliés. Certains leur prénom, d’autres des mots et d’autres encore des morceaux de leur histoire. Ces traces de vie, ces poignées de vie qui existent en territoires occupés à Chypre, nous avons décidé de ne pas les oublier. Nous avons interdit à notre conscience de les oublier. Car d’une certaine manière, ils ne peuvent vivre qu’à travers nous, à travers notre récit, les mots que nous avons gravés dans notre mémoire.

Toutes les personnes mentionnées dans les Dialogues oubliés sont des gens simples. Aucune célébrité ne se trouve parmi elles. Ce sont des gens du peuple, d’un peuple condamné à vivre dans cette enclave, dans cette occupation. Le cadre est radicalement différent. Ce n’est ni celui de Chypre, ni même de la Grèce. C’est celui de la souffrance et de la résistance face aux envahisseurs et aux colons. Leur vie, c’est celle de la mort. Toutes les pensées sont occupées. Au point qu’exister n’a aucun sens pour eux car ils sont leur propre patrie et leur propre exil.

Dans les Dialogues oubliés, nous avons accordé une part importante aux enfants car pour nous ils représentent le futur de cette terre sans avenir. Il nous a semblé important de leur donner la parole. Afin que les vieux qui sont les seuls gardiens officiels de la mémoire se rendent compte de la nécessité de leur combat face à l’oubli. La vision des enfants est autre car ils ne connaissent pas le passé. Il y a en eux une certaine candeur naturelle qui ne s’explique que par l’innocence. Cependant les enfants enclavés n’ont pas eu le droit d’être innocents. Leur propre existence entièrement plongée dans l’occupation appartient à l’histoire de Chypre. Pourtant il ne s’agit pas de les transformer artificiellement en héros. Les enfants ne sont pas une race à part. Ce sont seulement les témoins d’un passé toujours présent dans notre esprit. Nous les avons rencontrés et nous gardons des contacts avec eux. Nous les voyons chaque fois que nous parcourons de long en large les territoires occupés car nous ne voulons pas les laisser seuls. Nous voulons qu’ils sachent et ce de manière objective, que nous pensons à eux, que nous ne les oublions pas et que nous luttons pour leur libération par la libération de leur terre, cette terre qu’ils n’ont jamais abandonnée malgré les tortures et les souffrances.

Les Dialogues oubliés sont en somme un hommage à ce courage quotidien qui force la conscience de ne pas sombrer dans l’oubli ainsi que le voudraient les envahisseurs et les colons. Ces hommes, ces femmes et ces enfants toujours simples mais jamais simplistes sont dans chacune de nos phrases. Ils sont la matière vivante de ce texte-mémoire. Ils ne désirent pas vivre seulement l’instant d’une représentation théâtrale mais si leur vie peut servir à aider leur terre, alors ils sont prêts à devenir des personnes à l’instar de ceux des Bas-fonds. Car il ne suffit pas de s’insurger contre un crime, il faut le dénoncer et il faut le condamner. C’est cela le but des Dialogues oubliés.