1170 - Remarques scéniques sur L’homme qui n’existait pas

N. Lygeros

Le monde connaît l’histoire de Leonardo da Vinci, il sait qu’il va mourir. Mais dans cette pièce, nous nous trouvons juste avant sa mort. L’espoir de sa survie existe toujours. Après la découverte de sa mort, nous devons observer un changement de phase. Le duo d’Agnès et de Danielle doit être très tendre afin qu’Eric puisse jouer en contrepoint. L’émotion du duo doit être contrebalancée par un point de vue différent qui n’est pas cynique mais simplement réaliste. C’est le duo qui donne la couleur à la scène. C’est là que se trouve la ligne directrice. Eric n’est pas en opposition avec cela. Il a simplement une nature différente. C’est ce que le scénario veut mettre en évidence. Seulement nous devons parler de Leonardo da Vinci de manière typée. Il y a une signature dans l’oeuvre. Il s’agit de lui et de personne d’autre. C’est pour cette raison que nous avons utilisé les citations de ses carnets. Elles servent de point d’ancrage de l’oeuvre théâtrale. Il est de plus primordial de comprendre que Leonardo da Vinci n’écrivait pas dans le but d’être publié. Il s’écrit à lui-même comme lorsque l’on se regarde dans un miroir. Il s’agit donc de passages qui expriment véritablement sa pensée.

Il écrit sans faire de fioritures. Et il ne s’agit pas du Traité sur la peinture. Ce sont ses carnets intimes. C’est rare d’avoir la chance de lire directement les pensées d’un homme tel que lui.

De même dans les Démiurges, nous devions vraiment imaginer Fiodor Dostoïevski obligé d’écrire pour répondre à la pression de son éditeur. Il est stressé. Il faut qu’il écrive deux oeuvres dans la même journée et ce durant plusieurs semaines. Tandis qu’ici, nous avons une chance inouïe. Les notes de Fiodor Dostoïevski ne sont pas pures. Elles ont les caractéristiques de publications qui pouvaient être censurées. Nous ne devons pas oublier qu’il a vécu en exil aussi il connaît les conséquences de ses choix intellectuels. La meilleure preuve se trouve dans les présentations de ses ouvrages. Le ton est totalement différent. Ici il n’y a ni fioritures sociales ni diplomatiques. Leonardo da Vinci est de la même envergure que Fiodor Dostoïevski même si nous ne pouvons que difficilement les comparer. Il ne s’agit pas seulement d’artistes au sens simple du terme. L’interprétation de votre rôle est fondamentale. Nous ne parlons pas de Dali. Si nous avions les carnets de Dali, vous pourriez sans doute jouer de cette manière car son caractère était radicalement différent.

– Jouez-moi la première scène en pensant que c’est Dali qui est mort.

* Première scène de L’homme qui n’existait pas.

– Voyez-vous une différence ?

– Non.

– Alors à quel moment de la scène peut-on voir une différence ?

– Plus tard dans la pièce…

– Non, ceci est une erreur. Le signe qui caractérise Leonardo da Vinci est déjà présent dans ce premier tableau. Tout se trouve dans le terme « inexistence ». Ce terme est ici pour caractériser le personnage et son aura. C’est lui, l’homme qui n’existait pas. Les gens et la société préfèrent dire cela parce qu’ils le pensent et que c’est moins douloureux que d’accepter qu’ils ne veulent pas reconnaître le caractère universel de son génie. Pour Dali, il n’y a pas de problème car tout le monde sait qu’il n’était pas un génie universel mais un peintre de talent.

– Mais il y a des preuves sur l’existence de Léonard !

– Quelles preuves ?

– Ses tableaux, ses dessins, ses inventions…

– Ses inventions… Nombreux sont ceux qui jugent qu’elles sont inefficaces. Ses tableaux… Beaucoup de gens disent qu’ils ne sont pas achevés. Peu de commandes ont abouti. Quelqu’un comme Michel-Ange était totalement contre Vinci. Même pour la Joconde, en ce qui concerne même la technique du sfumato, il y a eu des contestations !

Il faut se rendre compte que la moitié des manuscrits sont perdus, perdus à jamais. Et n’oubliez pas que pendant deux cents ans l’humanité n’a pas eu accès aux carnets. Il y en a qui se posent encore la question du symbolisme dans l’oeuvre Leonardo da Vinci. Mais c’est évident, puisque nous avons différentes versions du même tableau avec des symboles caractéristiques même s’il existe sans doute plusieurs écoles pour les interpréter. Il y a donc toute une thématique qui entoure cette pièce de théâtre. Car si nous rallongions les deux cents ans que dirions-nous des preuves incontestables ? Elles ne seraient que potentielles. Aussi nous pourrions dire qu’il n’était que potentiellement un génie universel. Et une grande partie de la société l’a réduit à cela. Car si nous reprenons la terminologie de M-classification, le génie universel est caractérisé par son impact sur l’humanité.

Le problème ce sont les phrases de Leonardo da Vinci. Il aurait pu être un simple peintre de talent. Mais ses phrases nous bouleversent. Et nous sommes persuadés qu’il a réfléchi à cela et souffert en raison de cela. Ses phrases sont très dures car pleines de douleur. Si elles vous font pleurer alors nous devons le sentir au moment de la représentation. C’est seulement ainsi que vous lui serez fidèles. Dans ses phrases, nous retrouvons aussi ce qu’il ressentait en raison de la non reconnaissance. Alors comment parler de reconnaissance évidente de la part du public. En fin de compte le public ne le connaît que très peu. En lisant : « Plus grande est la sensibilité, plus grand le martyre – un grand martyre », il est difficile de penser qu’il n’a pas souffert. Cela ressemble au chapitre de la nécessité de Victor Hugo dans Notre-Dame de Paris et c’est à cela que nous faisons allusion dans les Caméléons.