1027 - Mémoires de bas-fonds

N. Lygeros

Dans cet endroit, le temps ne s’écoulait plus. Le bois était toujours le même. Il tenait avec peine la toiture qui protégeait les hommes du passé. Le vin n’avait pas changé. Il était toujours conservé de la même manière dans les tonneaux immuables. Les hommes étaient rares. Pourtant leur visage n’accusait pas la moindre tristesse. Ils avaient même l’apparence de la joie de l’homme qui rie quand nul ne le regarde. C’était dans cette solitude partagée qu’ils s’étaient retrouvés comme pour se dire adieu. Mais la vie en avait décidé autrement. Ils appartiendraient désormais au temps d’un instant. Là-bas, tout était simple, même les hommes. Aussi les tranches de pain grillé n’étaient pas là seulement pour réchauffer leurs mains mais aussi leur âme. Le pain n’avait été tranché que dans un souci de tout partager. Ils n’avaient rien à eux aussi ce partage c’était leur tout. Ils ne savaient plus s’ils avaient été communistes ou anarchistes, ils savaient seulement qu’ils étaient pauvres. Ce savoir était leur unique richesse. Ils ressemblaient à des personnages du théâtre d’ombres, non parce qu’ils n’étaient plus que l’ombre d’eux-mêmes mais par cette lueur qu’ils avaient en eux. Ils n’étaient vêtus que de leur pauvreté comme si rien d’autre ne leur convenait. C’était à croire qu’ils étaient nés pour porter ces habits. Ils jouaient une représentation misérable même si personne ne pouvait les forcer à la vivre. Ils supportaient l’insupportable non par choix mais par nécessité. Ils étaient nés avec ce poids, ils n’avaient pas eu le temps de l’éviter. Par leurs vies, ils n’avaient eu le droit de jouir que des dernières années de leurs existences. Les années de souffrance n’avaient pas eu le droit de vivre, elles étaient devenues leurs mémoires. Seulement sans écrits, comment exister face au temps ? Ils avaient donc décidé qu’ils seraient leurs propres mémoires. Ils n’étaient rien mais ils le savaient et ils appréciaient d’autant plus leur pommade de fèves écrasées. Ils croquaient les morceaux d’oignons à pleines dents comme pour affirmer leur existence. Comme ils n’étaient rien, ils se contentaient de peu. Aussi quelques boulettes de viande suffisaient à les nourrir. Le dessert était un luxe rare, bien trop rare pour eux. Parfois ils trouvaient des fruits dans les arbres et cela leur semblait des cadeaux du bon Dieu même s’il n’avait que ce sens pour eux. Cependant, dans leur petite taverne, il n’y avait pas d’arbres même si les troncs étaient présents dans son ciel. Alors ils ne disaient jamais non à la friture offerte par le patron surtout lorsqu’elle était accompagnée d’un verre de résiné directement volé aux tonneaux immuables. À la tombée de la nuit, l’un d’entre eux finissait toujours par chantonner quelque chose. Alors les autres, pour ne pas le laisser seul, reprenaient en chœur sa chanson. Ce n’était jamais celle d’un poète maudit mais tout simplement un morceau traditionnel du pays qui racontait toujours combien était belle la vie d’autrefois. Dans ces moments là, il n’était pas rare de les voir pleurer comme s’il était nécessaire après tant de peines d’avoir encore une preuve de leur humanité. C’était ainsi qu’ils vivaient dans les mémoires des bas-fonds. C’était aussi ainsi qu’ils mouraient.