9320 - L’indignité officielle

N. Lygeros

Le chevalier lut et relut les lignes suivantes du manuscrit « même si l’ennemi acceptait de parlementer, par la suite, il ne respectera pas ses promesses, car c’est une chose bien connue chez les Turcs qui ne considèrent pas comme indigne de manquer à leur parole quand ils la donnent à des gens dans une suite dans une situation difficile. » Il n’adressa la parole à personne. Il n’était pas surpris mais en colère. Combien de fois n’avait-il pas vérifié lui-même le texte de l’anonyme et combien de fois n’avait-il pas tenté de convaincre les siens à leur sujet. Il connaissait déjà la suite du récit. Le subterfuge de la reddition conduisait toujours à la même fin. Le Maître la consigna tout de même afin de ne pas oublier de la citer aux poules mouillées qu’il serait amené à rencontrer dans ce nouveau combat. « Alors Mustapha se leva en colère et donna l’ordre de les lier tous et comme ils n’avaient plus d’armes puisqu’on n’avait pas permis qu’ils gardassent leurs épées en entrant sous la tente de Mustapha, ils ne purent se défendre. Tous ainsi attachés furent conduits sur la place devant la tente, en présence de Mustapha, on les démembra sauf Bragadino dont la tête sur l’ordre de Mustapha fut trois fois mise sur le billot pour être tranchée mais finalement seules ses oreilles furent coupées. » Combien d’autres pourraient imaginer tout cela sans avoir été présents ? À part les chevaliers, bien sûr…

Si la bataille navale de Lépante fut nécessaire, c’était aussi pour cette raison. Il fallait mettre un terme à cette hégémonie car c’était un moyen pour lutter contre la barbarie. Ce qu’il trouvait remarquable, c’était le nombre de personnes crédules, incapables de porter un jugement stratégique de valeur. L’histoire n’avait rien oublié. Seulement qui d’entre eux lisait celle-ci, pour prévoir l’avenir des traités qui étaient selon les termes de Clémenceau, signés non pas pour terminer les guerres mais pour commencer les suivantes. Cependant, il n’y avait pas de problème en l’occurrence, car aucun traité n’avait été respecté par ce pays. Il n’était donc pas vital de remettre en cause l’ensemble des faits. Ils convergeaient vers le même point. L’adversaire n’était pas redoutable car il était prévisible et même sa barbarie allait toujours dans le même sens. Il n’avait pas besoin de convaincre ses disciples. Ils avaient déjà conscience de cette réalité. Cependant un groupe n’était pas nécessairement un groupe de choc, aussi la préparation était nécessaire. Le temps était avec eux, cela était clair. Mais combien d’entre eux supporteraient les affres décrites dans le manuscrit espagnol anonyme. Il fallait poursuivre les efforts sans arrêt car seule l’activité infinie justifiait l’existence comme disait Carlo Michelstaedter. Le Maître en était bien conscient seulement tout le reste était à faire. Aucune importance, ce serait fait, c’était une nécessité.