304 - Schéma mental d’une démonstration sans mot

N. Lygeros

Comme nous l’avons précisé dans notre article intitulé une introduction aux mathématiques cognitives, la notion de démonstration sans mot peut être considérée comme une des préhistoires de celles-ci. Aussi il est naturel de tenter d’exhiber un schéma mental explicite d’une démonstration sans mot. De plus comme le schéma mental ne s’applique pas uniquement à des problèmes de type verbal, il est intéressant de le voir au sein d’un problème spatial. Pour le faire, nous allons étudier le problème suivant. Il s’agit d’un mat en 2 coups mais bien qu’il appartienne au monde échiquéen, ce problème correspond au critère des mathématiques cognitives dans le sens où il demeure élémentaire aussi bien dans sa formulation que dans son exécution. La position des pièces est la suivante : pour les blancs : Re6, Da6 et pour les noirs : Re8, Ta8, a7 et c7. Les blancs jouent et font mat en deux coups. Tout d’abord, avant de présenter le schéma mental proprement dit, nous devons préciser le fait que, malgré la domination évidente des blancs et le faible nombre de coups à trouver, ce problème est non trivial. Nous avons pu l’expérimenter au sein du groupe spécial et il s’est avéré que plusieurs minutes de réflexion ne suffisaient pas à sa résolution totale, bien que les membres du cours spécial soient doté d’une intelligence fluide et d’une assez bonne connaissance du jeu d’echecs. L’explication à cela provient de la difficulté de la première étape du schéma mental. En effet celle-ci est un raisonnement non uniforme. Etant donné la position avancée des pièces blanches et leur supériorité, il est naturel pour la personne testée de vouloir forcer le gain en attaquant. Aussi l’attaque de la dame est de mise (exemple : Dc6+ avec fourchette sur roi et tour ou Db7 avec triple menace). Seulement, aucun des procédés ne conduit au mat en 2 coups. L’unique solution pour la dame est de battre en retraite, du moins en apparence. Les rois étant en opposition, il s’avère que pour une attaque sur l’aile dame, le roi noir risque l’étouffement seulement pour parvenir à atteindre la case h8, une étape via la case a1 est nécessaire, en raison de la proximité du roi de la colonne f. Ainsi la clef du problème est Da1 ! Il s’agit donc pour la dame d’effectuer deux mouvements qui l’éloigne du roi adverse. Ce qui représente une caractéristique de type cut-off en logique ou du paradigme du chien en Intelligence Artificielle, en somme un raisonnement non uniforme. Après avoir vérifié que tous les mouvements des noirs ne peuvent éviter le mat en 2 coups par Dh8, une nouvelle question se pose. Les noirs ont-ils le droit d’effectuer un grand roque ? Cette question, bien que simple en apparence, n’a pas non plus de résolution immédiate en raison de la deuxième étape du schéma mental, à savoir le recours à l’analyse rétrograde. La nécessité de l’analyse rétrograde provient du fait que la position de l’échiquier ne permet pas de conclure. Pour savoir si les noirs ont le droit de roquer nous devons savoir ce qui s’est passé dans le passé. Comme c’est aux blancs de jouer, cela signifie que le dernier coup est dû aux noirs. Les pions n’ont pu se déplacer puisqu’ils sont à leur position initiale et qu’ils ne peuvent revenir en arrière. Ainsi le dernier coup des noirs est soit un mouvement du roi soit de la tour. Dans les deux cas cela leur interdit d’effectuer un roque ! La clef était bien la solution. Grâce à ce problème spatial dont la résolution est une démonstration sans mot (puisqu’une représentation suffit) nous avons exhibé un schéma mental minimal qui est construit sur un raisonnement non uniforme et une analyse rétrograde. Il constitue en cela un exemple d’une contre-méthode qui prouve que c’est la différence (d’approche) qui fait la différence (de résolution) comme nous l’avons décrit dans notre article : un paradigme de résolution créative.