291 - Sur la nature de la stratégie

N. Lygeros

Ainsi que nous l’avons montré dans notre article sur la temporalité du mix stratégique avec le problème de la définition exacte du terme combinaison, nous allons voir que celle de la stratégie est sujette à controverse, du moins dans sa forme classique. Les définitions de celles-ci sont effectivement très nombreuses, et même trop nombreuses comme nous pouvons le constater dans les recensements établis par Mordacq dans sa stratégie et Castex dans ses théories stratégiques. Même si les définitions classiques de la stratégie s’accordent sur le fait qu’elle représente une conduite des opérations, elles divergent sur sa nature lorsqu’il s’agit de la classer comme un art ou une science. Pour l’archiduc Charles : la stratégie est la science de la guerre ; elle esquisse les plans, elle embrasse et détermine la marche des entreprises militaires, elle est à proprement parler la science des généraux en chef. (Principe de la stratégie). Pour Jomini : la stratégie est l’art de faire la guerre sur la carte, d’embrasser tout le théâtre de la guerre. (Précis de l’art de la guerre). Quant à Clausewitz tentant de prendre par le côté ce conflit terminologique qui n’en cache pas moins un problème d’ordre ontologique, il proposa : la stratégie est la théorie relative à l’usage des combats au service de la guerre. (De la guerre). Cependant, ce déplacement centré sur la guerre, ne peut couvrir l’ensemble du champ que couvre la notion de stratégie. Afin de donner une définition plus générale, les stratégistes terrestres d’avant 1914 ont recours à l’idée primitive : la stratégie est l’art de commander les armées (Rüstow), la stratégie est l’art du haut commandement (Bonnal), la stratégie est l’art de diriger les armées sur le théâtre de la guerre ou bien, plus simplement encore, l’art du général en chef (Mordacq). Comme le précise Coutau-Bégarie dans son traité, il existe tout de même un accord unanime sur la stratégie comme étant d’ordre militaire et relative au commandement en temps de guerre ; idée qui rejoint le concept initial allemand Feldherrnkunst i.e. la stratégie est l’art (Kunst) du maître (Herr) du champ de bataille (Feld).
Néanmoins, la question de la nature demeure. La stratégie est-elle un art ou une science ? Et cette question n’est pas sans rappeler celle des mathématiques dont la nature polymorphe pose des problèmes. Une première remarque d’ordre purement terminologique consiste à se poser la question suivante. Les termes de science et d’art sont-ils suffisamment précis dans leur définition pour leur servir d’axiomes dans celle de la stratégie ? De plus, il n’est pas rare de constater que la maîtrise d’une question est considérée comme un art avec toute la confusion sémantique sous-jacente due aux termes technique et art par rapport à la techné. Car une personne possédant une grande technicité dans un domaine n’est-elle pas qualifiée d’artiste? A l’inverse, un artiste qualifié de maître n’est-il pas considéré comme le détenteur de la science de son art ? Tout ceci nous amène à penser que les termes art et science sont étroitement liés à un niveau de connaissances comme s’il s’opérait entre eux une unification mentale. Et pour cause, il serait difficile sur le plan strictement cognitif d’établir une distinction claire entre ces deux notions. Aussi comme la stratégie est une activité supérieure pourquoi tenter de lui affubler des termes dont la différence n’est perceptible qu’à un niveau élémentaire, où il serait difficile de catégoriser le jeu d’échecs qui n’est qu’un cas extrême de stratégie. Il nous semble donc plus adéquat de tenter de définir la stratégie à un niveau cognitif supérieur. Car toute l’histoire de la stratégie à partir de la deuxième moitié du XIXème siècle, est celle de son extension au détriment de la politique. Ainsi nous donnerons à la stratégie une définition qui constitue une conséquence de notre approche cognitive de celle-ci à savoir la stratégie c’est la pensée du conflit.