214 - Sur les dangers de l’intelligence (avec P. Widsten)

N. Lygeros, P. Widsten

Pour ceux qui détiennent le pouvoir et qui cherchent à contrôler les gens, il n’y a rien de plus dangereux que les intellectuels qui, en écrivant des articles incriminants et en dénonçant des actes iniques, peuvent réussir à convaincre le peuple oppressé de la nécessité du changement. De manière consensuelle, il est évident que tout le monde accepte cela comme un truisme. Mais intellectuel ne veut pas nécessairement dire intelligent.

Ne serait-ce que du point de vue de la terminologie le mot intelligent est rarement utilisé pour qualifier une personne comme s’il représentait un tabou linguistique. Les gens préfèrent en général parler d’intellectuel par euphémisme même si ce mot peut lui aussi comporter parfois une connotation négative. Cette réticence à utiliser le mot intelligent est révélatrice quant au rapport qui existe entre cette notion et la société.

À plus petite échelle, au niveau local pour l’humanité, quelqu’un peut considérer qu’une personne plus intelligente que lui constitue une menace. Il peut penser qu’il risque de perdre son emploi à cause de l’autre qui est plus compétent que lui. Et s’il s’agit d’une personne centrale dans une association ou un groupe social alors elle peut avoir peur de perdre son influence sur le groupe et le respect de ce dernier. Car, par essence, une personne intelligente est capable de briser un statu quo qui est normalement favorable à quelqu’un.

L’intelligence supérieure peut devenir un problème pour ceux qui cherchent un emploi. Aujourd’hui, de nombreux employeurs utilisent des psychologues pour évaluer la capacité cognitive des candidats. Souvent les tests utilisés à cette fin mesurent principalement l’intelligence abstraite. Jusqu’à un certain point, surtout s’il s’agit de travail scientifique, c’est naturellement avantageux d’obtenir un bon résultat dans ces tests. Mais la situation devient défavorable pour le candidat sévèrement surdoué car l’employeur pense à tort que ce genre d’employé pourrait être trop abstrait pour un poste où il est nécessaire d’avoir aussi un esprit “concret” et qu’il serait incapable de travailler efficacement. Il commet l’erreur de supposer que l’intelligence abstraite extrême se manifeste seulement en l’absence d’autres qualités essentielles pour le travail. Donc, il évoque l’ancien stéréotype d’un scientifique capable de résoudre le mystère du voyage dans le temps mais qui ne sait même pas comment changer une simple ampoule. Sans doute, ce type d’individus existe, mais il ne représente qu’une minorité des surdoués.

Plusieurs des grands inventeurs des siècles passés, considérés aujourd’hui comme des génies, possédaient non seulement de grandes idées mais ils étaient aussi capables de réaliser de leurs propres mains les expériences nécessaires pour développer leurs idées et finalement concrétiser leurs créations en leur donnant une forme physique. Le champ des sciences naturelles, par exemple, abondent en universitaires qui doivent aussi bien planifier leur travail que le réaliser dans un laboratoire, souvent sans disposer de l’aide d’un assistant de laboratoire dont ils pourraient profiter dans l’industrie. Il serait bien impossible pour ces chercheurs de créer des instruments sophistiqués et de les manipuler s’ils ne pouvaient pas penser sur le plan pratique.

Toujours selon ce “raisonnement” basé sur un stéréotype, aux yeux des employeurs le surdoué court aussi le risque d’être considéré comme incompétent pour les tâches comportant peu ou pas de travail manuel comme celui du directeur général d’entreprise. Car selon le stéréotype, il vivrait dans son propre monde détaché de façon permanente du reste du monde, il n’aurait pas d’idées et de solutions pratiques et même s’il en avait, il ne saurait pas les communiquer aux autres. Ou peut-être aborderait-il les affaires d’une manière trop compliquée pour que les autres puissent le comprendre. Cependant, les compagnies qui misent sur la recherche et le développement peuvent tirer un grand profit des employés qui, grâce à leur intelligence, savent créer quelque chose d’original et le mettre en pratique. C’est donc une grave erreur que d’écarter les individus sévèrement surdoués en les classant d'”intellectuels inutiles” avant d’évaluer leur capacité de fonctionner dans le monde du travail. Le cerveau est un organe dont les capacités permettent à son propriétaire de passer d’un niveau abstrait à un niveau concret, les deux niveaux étant parfaitement conciliables, et cette propriété ne disparaît pas quand on approche un niveau de cognition abstrait très élevé.

Cependant les surdoués participent rarement de manière effective à l’évolution sociale. Une explication partielle de l’inertie intellectuelle des surdoués est la suivante : noyés par la société et écrasés par la structure institutionnelle qui la gère, les surdoués ont rarement conscience de la possibilité d’une modification qui peut mener à une évolution sociale. Il faut dire aussi que l’on ne cesse de d´ecrire l’intelligence comme une capacité à s’adapter. Alors qu’il n’en est rien. L’intelligence ne s’adapte pas à l’environnement, elle le transforme. Cette rupture est effectivement une caractéristique de l’individu intelligent. Car l’intelligence est une forme d’équilibre instable. Et cette caractéristique qui permet de résoudre des problèmes à l’aide de méthode comme celle du raisonnement non uniforme peut engendrer un malaise chez celui qui en est le témoin et non le détenteur.

Le problème peut devenir beaucoup plus important avec le regroupement des surdoués. Car, cette fois, la société ne se retrouve plus avec des individus isolés mais avec un groupe structuré. Alors ses craintes ne font qu’augmenter et elle tente alors de le stigmatiser afin de le mettre à l’écart. Le marginal, une fois en groupe avec d’autres marginaux, peut devenir nuisible… Le premier regroupement de ce genre eut lieu en 1946 grâce à Roland Berrill et Lance Ware, il s’agissait de Mensa. Cependant il faudra attendre l’année 1974 avec la société I.S.P.E., créée par Christopher Harding, pour voir émerger une véritable société de surdoués au sens de M-classification.

Si l’on conserve l’analogie entre l’individu et la société, comme il est naturel de se poser la question de l’apport de l’individu à la société, surtout si ce dernier est considéré comme un surdoué voire un génie, il est tout aussi naturel de se poser la même question pour une société de tels individus. Car la crainte provient aussi de la possibilité d’un apport. Nous en arrivons alors au problème crucial suivant : quel est le rôle des sociétés à haut quotient intellectuel dans la société ?

Il ne s’agit pas pour nous de faire l’apologie des sociétés à haut quotient intellectuel mais de comprendre leur nature sur le plan ontologique. Aussi il serait fallacieux de dire que cet apport n’est pas négligeable pour la société. Il faut en être conscient car c’est un fait, non une théorie. Car actuellement l’unique contribution des sociétés à haut quotient intellectuel c’est de permettre à leurs membres de se rencontrer et de se connaître sans que ces actions aient des conséquences pour la société. Le problème est que cette situation est considérée comme une fin en soi et une justification de l’existence de telles structures alors qu’il n’en est rien ! Et aucune de ces sociétés ne réalise son but initial à savoir reconnaître l’intelligence et l’utiliser pour le bien de l’humanité. Il est bien évident que l’humanité n’a que faire de ce genre de regroupements. Car pourquoi faire l’éloge de la différence si ce n’est pour l’accepter afin de la valoriser pour créer une oeuvre commune qui transcenderait notre nature et la justifierait, a posteriori, par l’apport qu’elle représenterait pour l’humanité entière.

Si nous considérons à présent des sociétés qui revendiquent un niveau de seconde phase pour leurs membres comme Mega et Titan, créées par Ronald Hoeflin dans les années 1982 et 1986, la situation est différente. Car dans leur cas leur créateur ne préconisa leur existence que pour l’étude de l’intelligence dans une zone qui correspond aux limites de la cognition humaine. Le but était donc tout autre puisque indépendant de la société en général. Il s’agissait déjà d’une critique du fait que le simple regroupement de surdoués ne pouvait pas être une fin en soi. Ainsi les sociétés à haut quotient intellectuel sont passées du statut de club à celui de pôle de recherche. Sans que cette transformation n’interfère pour autant sur la société en général puisque ces pôles demeurent confinés dans une sorte de huis clos non propice à la création. Récemment la situation s’est aggravée et ce, pour deux raisons : la société Mega s’est scindée en deux factions, et la branche majoritaire a décidé de ne plus accepter de tests de puissance en tant que tests d’admission. Après une période d’attente, il est devenu évident que la situation nécessitait un changement radical.

C’est dans ce cadre, que fut créée, en 1999, la société Pi par l’un des auteurs. Cette fois, le but de la société fut clairement explicité par le paragraphe 6 de M-classification à savoir :

6. La société est un système mental.
6.1 La société est une structure ouverte. (au sens de Eco)
6.2 La société est pluridisciplinaire.
6.3 La société suit le précepte téléologique. (au sens de Checkland)
6.4 La société est conçue comme un centre de recherche dont les buts principaux sont :
6.4.1 L’étude de l’intelligence. (au sens de Jensen)
6.4.2 L’étude de la complexité.
6.4.3 L’étude des fondements gnoséologiques.
6.4.4 L’étude des processus irréversibles. (au sens de Prigogine)
6.4.5 La reconnaissance de motifs via une perception globale.
6.4.6 La recherche de l’isomorphie de concepts, de lois et de propriétés émergentes. (au sens de Bertalanffy)
6.4.7 La recherche d’invariants conceptuels. (au sens de Lambert)
6.4.8 La création de modèles cognitifs génériques via les mathématiques.
6.4.9 La création de paradigmes via la formalisation linguistique. (au sens de Kuhn)
6.5 La société suit le précepte du globalisme. (au sens de Checkland)
6.5.1 Son approche est holistique.
6.6 La société est une métapreuve existentielle du facteur g.
6.7 L’oeuvre crée l’être.

Depuis le moment de sa création la société Pi s’est dotée de Perfection : un journal mensuel, polyglotte, à structure ouverte i.e. accessible par internet. Ainsi toutes les créations du groupe sont ouvertes sur le monde sans aucun caractère exclusif. Cette société a donc remplacé le processus de confinement par une liberté asymptotique. Il ne s’agit plus de cacher une production locale mais d’interférer globalement sur la société via une structure transversale à l’instar d’un réseau neuronal.