1464 - La société et le génocide

N. Lygeros

Monter une pièce de théâtre consacrée au génocide permet de constater avec réalisme le poids de la société sur le passé. Dans ces conditions extrêmes car hors cadre par rapport à la société, il est facile d’analyser l’ensemble des détails qui contribuent à fabriquer l’oubli au dépend du génocide. Chacun se préoccupe de son quotidien. Le génocide n’est qu’un détail qui ne doit pas gêner. Ou plutôt tant qu’il ne gêne pas la société et le quotidien alors nous pouvons penser à lui. Dans les autres cas, il représente une source de problèmes et de préoccupations qui sont par définition nuisibles pour le quotidien, étant donné que sa présence remet en cause la hiérarchie des priorités.

Et pourtant, malgré tout, les hommes existent et avec eux la conscience de la gravité de la situation. Les Maisons d’Arménie nous ont procuré de l’aide et des renseignements sans compter leur temps. Elles nous ont indiqué l’indispensable pour communiquer notre message. Nul remerciement de part et d’autre. Tout fonctionne dans le cadre de la nécessité. Tous comprennent le rôle qu’ils doivent jouer dans le problème de la reconnaissance du génocide. Quant aux acteurs, ils saisissent l’occasion pour s’humaniser encore plus. Comme si les personnages portaient en eux les victimes du passé. Comme si les costumes avaient la mémoire des évènements. Comme si la mémoire était codée dans l’oubli. Les efforts habituels d’apprentissage du texte et de la mise en scène, font place à ceux de la souffrance des hommes. Les frictions habituelles dans une troupe de théâtre s’effacent devant le malheur des autres.

Le génocide et le problème de sa reconnaissance nous aident à devenir des hommes. Le génocide nous aide à devenir trop humain afin de pouvoir réaliser la barbarie des systèmes militaires. Sans la conscience de la signification de l’expression purification ethnique, nous ne pouvons réaliser l’impensable même si nous sommes des guerriers de la paix. Il nous faut souffrir à notre tour en nous aidant de la souffrance de nos personnages. Car le symbolisme de chacun des personnages, est un concentré de souffrances. Plusieurs hommes, femmes et enfants ont contribué à noircir son étoffe avec leurs noms et leur sang. Peu de troupes de théâtre sont capables de supporter cette souffrance afin de la communiquer et ce même à un public sensible et sensibilisé. Car dans ce jeu si différent de tous les autres, il y a toujours le problème du témoin qui n’est pas seulement le regard du metteur en scène ou de l’écrivain. C’est le regard du survivant qui transperce l’acteur. Car chacune de ses erreurs même les plus anodines est une forme de trahison envers le survivant du génocide. La société ne désire pas leur présence en son sein de peur que leur humanité ne devienne gênante. Tandis que le théâtre engagé ne peut exister sans cette humanité.