13862 - Notes sur Mare Nostrum – esquisse d’une géostratégie de la Méditerranée de Coutau-Bégarie. (avec P. Gazzano).

P. Gazzano, N. Lygeros

A l’échelle planétaire, la Méditerranée n’est pas grande. Il y a bien sûr les deux grands bassins occidental et oriental nettement séparés (par le canal de Sicile). Le premier surtout, dans les régions qui ont été dans la dépendance du monde grec, présente un émiettement considérable, alors que dans le second les espaces maritimes individualisés sont relativement peu nombreux.

La remarque initiale n’est pas dénuée d’intérêt car elle est non seulement vraie mais elle remet les choses dans leur contexte spatial même si en Méditerranée le plus important c’est la dimension temporelle. Quant à l’approche duale entre les deux, elle met en évidence une différence topologique puisque d’un côté, nous avons des éléments compacts et de l’autre, de la poussière de Cantor en raison des îles grecques.

L’empire romain a réalisé l’unité du bassin méditerranéen, mais au IVème siècle, la division entre les deux mondes était consommée.

L’unité romaine était imposée et non naturelle aussi sans un régime à la poigne de fer, elle ne pouvait demeure intacte à travers le temps.

L’amiral Castex a ainsi évoqué les victoires qui empêchèrent la civilisation occidentale de tomber sous les coups de la barbarie orientale (Marathon 490 av J.C, Salamine, 480 av J.C., Actium, 31 av JC, Lépante 1571, Tripoli 1511, Tunis 1573, Bizerte 1573,  Malte, 1565, Modon, 1572, Coron 1534, Preveza 1538, Navarin 1827).

Il est remarquable de voir combien ces victoires diverses représentent un mix stratégique alors qu’elles semblent sans aucune relation au premier abord.

La réalité est autrement plus complexe et le schéma du duel éternel entre la terre et la mer ne peut être retenu.

Cette marque est claire dans un contexte où nous voyons la mer de la terre et la terre de la mer dans une dualité indissociable.

Un tel enchevêtrement de conflits et de rivalités est très loin du schéma simpliste Orient/Occident. Si la césure entre les bassins occidental et oriental est très nette, elle ne constitue que l’étage supérieur d’un cloisonnement beaucoup plus poussé. Des deux côtés, les victoires ne pouvaient être exploitées parce que les flottes des galères étaient incapables d’opérer longtemps loin de leurs bases. Ce n’est qu’avec l’aviation que la Méditerranée est devenue trop étroite.

Il était impensable de voir cette mer à travers le ciel et c’est pourtant cette vision qui exploite les trois dimensions qui mettent en évidence la dimension temporelle qui compactifie la dimension spatiale grâce à la notion de vitesse.

La Méditerranée est également en train de devenir une mer étroite pour les riverains, cette fois-ci sur un plan politico-juridique. La notion de haute mer n’est plus qu’en sursis au regarde du nouveau droit de la mer. La création de ZEE aboutirait au partage entre les riverains, aucune portion de la Méditerranée ne restant en dehors. Le nouveau droit de la mer risque d’ajouter aux conflits une dimension nouvelle qui pourrait être explosive.

L’apport de la notion de la ZEE comme élément moteur du droit de la mer, devient un système de complétion au sein de la Mer Méditerranée car les distances sont toutes accessibles grâce aux 200 miles nautiques.

On considère que la Méditerranée est une mer fermée parce qu’elle n’a qu’une sortie vers l’Atlantique. Mais économiquement et politiquement, rien ne serait plus faux que de regarder la Méditerranée comme une mer fermée. Au contraire, si la navigation y a connu un tel développement, c’est bien parce qu’elle a toujours été une zone de contact entre deux océans et trois continents. (On pourrait même dire trois océans, Atlantique Sud, Atlantique Nord et Océan Indien si l’on adopte une vision plus géostratégique que géographique).

Dans le cadre géostratégique, considérer que la Mer Méditerranée est fermée est une erreur fatale. Car sa semi-ouverture permet de comprendre la vision de la Grande-Bretagne et puis l’histoire elle-même montre de manière efficace qu’il s’agit d’un passage multiple et complexe. Elle n’est pas seulement nodale mais topostratégique et même capable se soutenir l’existence de la chronostratégie.

La Grande-Bretagne a pu fonder sa domination sur le contrôle des points de passage obligés : après avoir spontanément  abandonné Ceuta en 1684, elle a pris position dans le détroit de Gibraltar. Les guerres de la Révolution et de l’Empire lui ont donné Malte. En 1878, elle s’est installée à Chypre. Enfin, en 1881, elle a placé l’Egypte sous sa tutelle et donc pris le contrôle du canal de Suez.

Ces  faits deviennent un truisme dans le cadre d’une vision globale et non fermée de la Mer Méditerranée.

Si le désengagement britannique est aujourd’hui terminé, la France est toujours présente et assure plus que jamais son rôle de puissance méditerranéenne. Elle a toujours eu une vision différente de la conception britannique. Alors que celle-ci reposait sur un axe ouest-est (ligne Gibraltar-Suez), la France privilégiait un axe nord – sud, c’est-à-dire le triangle stratégique Toulon-Bizerte-Mers-el-Kébir pour la liaison métropole – Afrique du Nord.

La confrontation de ces deux visions a provoqué une rupture et une incompréhension alors qu’elle s’explique par l’opposition entre les notions de voisinage et de relation. Le continent préfère les voisins et les îles préfèrent les relations.

La dernière porte de la Méditerranée, les détroits turcs, a été l’objet d’une lutte séculaire entre la Turquie et la Russie. Ces détroits sont trop resserrés pour être franchissables par la force. La Russie a constamment essayé de faire sauter ce verrou qui l’empêche d’accéder librement à la mer sans la protéger d’une invasion. Le passage des détroits reste donc régi par la convention de Montreux (1936). La Turquie reste seule gardienne et les règles de passage des bâtiments de guerre sont strictes même si le principe de la liberté de passage est consacré dans l’article 1er.

Ceci est d’autant plus vrai que cette Convention de Montreux avait une durée limitée à 20 ans via l’article 28. Aussi tout se concentre dans le préambule de celle-ci.

L’ouverture de la Méditerranée sur l’Atlantique est contrôlée par le triangle Açores-Madère-Canaries. Dès 1943, les stratégistes le considéraient comme un prolongement de la Méditerranée et avaient insisté sur l’importance stratégique de ce triangle aujourd’hui tenu par l’OTAN.

Cette extension de l’Otan n’est qu’une conséquence d’une semi-fermeture.

En Méditerranée, on assiste en quelque sorte à un déplacement du niveau des conflits méditerranéens. La tension Est-Ouest baisse d’intensité. La réorganisation des marchés pétroliers a encore amoindri la part du trafic originaire de la Méditerranée ou qui emprunte le canal de Suez. En revanche, les conflits régionaux et locaux ne connaissent guère de rémission. Ce qui s’est produit hier en mer Rouge pourrait se répéter demain en Méditerranée. Celle-ci est en effet depuis des millénaires la mer d’élection des pirates.

Oublier cette remarque dans le contexte énergétique serait effacer la dominance temporelle dans cet espace confiné et créer via cela une rupture alors que la Mer Méditerranée est caractérisée par sa continuité temporelle qui lui octroie sa diachronicité.