129 - Nécessité de création et de découverte

N. Lygeros

Le sens de la question, c’est la méthode pour y répondre. Dis-moi comment tu cherches et je te dirai ce que tu cherches. Je l’ai déjà dit : où l’on ne peut pas chercher, on ne peut non plus poser de question, ce qui veut dire : où il n’y a pas de méthode logique pour trouver, la question ne peut non plus avoir de sens (Ludwig Wittgenstein). Dans notre volonté de vouloir toucher la connaissance, nous sommes obligés d’atteindre les frontières extrêmes de la méthode logique afin d’étudier la pensée elle-même dans ce qu’elle a de plus précieux à savoir la nécessité de création et de découverte. L’esprit humain est un ensemble modulaire de capacités cognitives spécialisées : c’est l’une des thèses les plus fécondes de la psychologie cognitive contemporaine (Pierre Jacob). En accord avec cette thèse nous allons nous efforcer de mettre en évidence certaines caractéristiques du génie (cf. la définition 2.21 de notre article M-classification) dans le domaine de la création et celui de la découverte en tant que capacités cognitives spécialisées. Bien sûr ces domaines ne sont pas l’exclusivité de l’intelligence mais certaines caractéristiques de celle-ci lorsqu’elle est supérieure sont fondamentales (cf. la définition 2.33 de notre article M-classification). Il y a des choses que l’intelligence seule est capable de chercher, mais que par elle-même, elle ne trouvera jamais. Ces choses, l’instinct seul les trouverait ; mais il ne cherchera jamais (Henri Bergson). L’explication de ce phénomène est sans doute d’ordre connexionniste. Mais en ce qui concerne le génie, l’instinct se transforme en vision et parvient ainsi à enrichir et à alimenter l’activité cérébrale et donc tout simplement la vie. Et ceci se révèle particulièrement dans le langage, d’où l’importance de ce dernier. Les nativistes eux-mêmes, et premier en lice Noam Chomsky, admettent que le langage se constitue à partir d’un noyau fixe inné apportant le cadre des opérations logiques nécessaires à l’apprentissage du langage, mais que, par la suite, le milieu intervient pour compléter le processus. Nous pouvons remarquer à ce propos l’importance de l’assimilation du monde extérieur via la pensée. On peut certes se poser le problème de la nature de ce noyau fixe : doit-on le considérer selon l’expression de K. Lorenz, comme un ensemble d’hypothèses de travail, dont disposerait le sujet pour incorporer et structurer les données du monde sensible ? Ou bien, au contraire, comme une compétence intrinsèque spécifiant les grammaires accessibles à l’enfant humain, comme le pense Chomsky ? Le nativisme conduit donc inévitablement à la notion de répertoire, pour reprendre le terme utilisé par les éthologues, c’est-à-dire à la notion de prédétermination des performances effectivement accessibles aux individus d’une espèce, parmi la multitude des performances possibles (Marc Jeannerod). Pour nous, il s’agit bien de considérer le noyau fixe comme une compétence intrinsèque. Et c’est dans le cadre de la notion de répertoire que nous voulons mettre en place certaines caractéristiques de la créativité. Tant le programme chomskyen de la grammaire générative que le courant pragmatique issu des travaux de Grice impliquent que l’on entre dans la tête des locuteurs et des interlocuteurs : sans appel à certaines capacités cognitives des sujets, de type combinatoire dans le premier cas, de type inférentiel dans le second, on ne saurait rendre compte, affirment ces nouveaux courants, de la nature et des propriétés du langage et de la communication verbale (Jean-Pierre Dupuy). Et comment mieux le faire qu’en étudiant l’oeuvre des créateurs. Les études de quotients intellectuels de personnes célèbres considérées comme des génies, au moins par leurs contemporains, confirme notre idée sur la suprématie des philosophes dans le champ des très hauts quotients intellectuels. L’étude effectuée sur 300 génies fameux a montré qu’en ce qui concerne les philosophes le quotient intellectuel moyen était de l’ordre de 170. Ce qui est très proche de 176 qui correspond à la valeur fondamentale de la définition suffisante de génie (cf. notre article M-classification). Par ailleurs parmi les cas cités tous ceux que nous avons utilisés dans cet article sont au-dessus de cette valeur et font partie des premiers dans le classement de l’étude. Perhaps men of genius are the only true men. In all the history of the race there have been only a few thousand real men. And the rest of us – what are we? Teachable animals. Without the help of the real man, we should have found out almost nothing at all. Almost all the ideas with which we are familiar could never have occurred to minds like ours. Plant the seeds there and they will grow; but our minds could never spontaneously have generated them (Aldous Huxley). Dans un cadre plus général, nous retrouvons l’apex en termes de quotient intellectuel dans les catégories suivantes : arts, lettres et sciences respectivement dans les classes suivantes : musique, philosophie et mathématiques. La nature ne connaît pas de frontières aussi bien la spécialisation, la professionnalisation et l’isolement croissants des disciplines scientifiques constituent-ils aujourd’hui les principaux obstacles au progrès de la connaissance (Jean-Pierre Dupuy). Cependant quand on cherche les conditions psychologiques des progrès de la science, on arrive bientôt à cette conviction que c’est en termes d’obstacles qu’il faut poser le problème de la connaissance scientifique. Et il ne s’agit pas de considérer des obstacles extérieurs comme la complexité et la fugacité des phénomènes, ni d’incriminer la faiblesse des sens et de l’esprit humain : c’est dans l’acte même de connaître, intimement, qu’apparaissent, par une sorte de nécessité fonctionnelle, des lenteurs et des troubles. C’est là que nous montrerons des causes de stagnation et même de régression, c’est là que nous décèlerons des causes d’inertie que nous appellerons des obstacles épistémologiques (Gaston Bachelard). Ainsi dans les progrès de la science le rôle de la pensée pure est essentiel et ce, indépendamment des contingences matérielles. Comme si l’individu créateur vivait en soi, en tant que singularité dans un cadre local auto-suffisant. Tout se passe donc dans le monde créé par le cortex cérébral où la liberté intellectuelle est totale. L’un de ces domaines de liberté totale et en même temps de solitude extrême ce sont les mathématiques. Peut-être puis-je comparer mon expérience de faire des mathématiques au fait d’entrer dans un hôtel particulier plongé dans l’obscurité. Vous entrez dans la première pièce et vous êtes dans le noir, le noir le plus complet. Vous tâtonnez autour de vous, en vous cognant dans les meubles. Petit à petit, vous apprenez l’emplacement de chacun d’entre eux. En fin de compte, quelque six mois plus tard, vous trouvez l’interrupteur et vous allumez. Tout s’éclaire tout d’un coup et vous pouvez voir exactement où vous êtes. Vous pénétrez alors dans la deuxième pièce, elle aussi dans le noir…(Andrew Wiles) Cependant cette approche a un champ plus général que celui des mathématiques, et ce champ touche l’ensemble de la recherche intellectuelle. Dans la recherche scientifique comme ailleurs, nombreux sont les techniciens, mais rares sont les créateurs, ceux véritablement capables d’innover, de sortir des sentiers battus. Il n’est que trop facile, et tentant, de juger un problème intéressant parce que les trois quarts des collègues travaillent dessus. Alors que les problèmes véritablement profonds et difficiles ne promettent guère de succès faciles, n’attirent pas les professionnels de la publication. Poincaré distinguait les problèmes qui se posent des problèmes que l’on pose. C’est Poincaré justement qui devait faire la critique du déterminisme classique et ouvrir ainsi l’ère moderne. Il allait faire porter son analyse destructrice non sur des régions périphériques, mais sur le bastion le plus formidable de l’édifice newtonien, la mécanique céleste (Ivar Ekeland). Aussi le caractère même de Poincaré correspond parfaitement à notre cadre. Sa pensée philosophico-mathématique est rapide et claire, et son approche particulièrement intelligente. Dotée d’une intuition formidable, sa méthode utilise le cas particulier générique ou des cas fondamentaux et extrapole, souvent uniquement d’un point de vue théorique, le cas général. Intuitif et synthétique, son écrit est un premier jet qui suit le cheminement naturel de la pensée sans aucunement cacher celle-ci derrière un masque dogmatique. Par ailleurs, les témoignages de son entourage suggèrent le sentiment de nécessité d’écrire dans l’urgence pour aboutir et réaliser, avant d’entreprendre un nouveau projet. Enfin nous retrouvons chez Poincaré, la soif de la connaissance pure et en cela il représente un cas cognitif particulièrement pertinent. On trouve dans les sciences et en mathématiques ce que nous avons à l’esprit quand nous parlons du langage comme d’un symbolisme utilisé dans un calcul exact. Notre utilisation ordinaire du langage ne respecte cette norme d’exactitude que dans des rares cas. Mais alors, pourquoi comparons-nous constamment, quand nous philosophons, notre utilisation des mots avec une utilisation qui suit des règles exactes ? La réponse est que les énigmes que nous essayons d’éliminer surgissent toujours de cette attitude-là par rapport au langage (Ludwig Wittgenstein). Connaître, c’est produire un modèle du phénomène et effectuer sur lui des manipulations réglées. Toute connaissance est reproduction, représentation, répétition, simulation. Cela, nous l’avons vu, caractérise le mode scientifique, rationnel de connaissance. Les sciences cognitives font de ce mode le mode unique de toute connaissance (Jean-Pierre Dupuy). Il semble donc que l’aspect créatif d’une personnalité soit quelque chose d’intrinsèque et donc d’une certaine manière indépendant d’une volonté consciente. Car nous pouvons faire ce que nous voulons mais nous ne pouvons pas vouloir ce que nous voulons (Schopenhauer). The truly creative mind in any field is no more than this : A human creative born abnormally, inhumanly sensitive. To him… a touch is a blow, a sound is a voice, a misfortune is a tragedy, a joy is an extasy, a friend is a lover, a lover is a god, and failure is death. Add to this cruelly delicate organism these overpowering necessity to create, create, create – so that without the creating of music or poetry or books or building or something of meaning, his breath is cutoff from him. He must create, he must pour out creation. By some strange, unknown, inward urgency he is not really alive unless he is creating (Pearl Buck). Nous trouvons qu’il y a quelque chose de terrible dans cette citation, comme une sorte de mise à nu. Des critères d’intelligence objectifs ne sont absolument pas gênants mais lorsqu’il s’agit de phrases qui touchent l’entité intellectuelle via la créativité, comment ne pas être bouleversé par la pertinence du propos : car le monde extérieur donne une explication sur l’intrinsèque. Plus grande est la sensibilité, plus grand le martyre – un grand martyre (Léonard de Vinci). Et sans aucun doute cette sensibilité devient extrême lorsqu’elle se combine avec la mémoire. J’ai plus de souvenirs que si j’avais mille ans (Charles Beaudelaire). Nous ne nous battons pas en vue d’une victoire définitive pour un avenir indéfini. La plus grande victoire possible, c’est de continuer à être et d’avoir été. Aucune défaite ne nous retirera le succès d’avoir exister un certain temps dans un univers qui nous semble indifférent. Il n’y a ici aucun défaitisme, plutôt un sens tragique par rapport à un monde dans lequel la nécessité prend la forme de la disparition inévitable de toute différenciation. L’affirmation de notre nature propre et l’effort de construire une enclave d’organisation face à la tendance de la nature à tout submerger dans le désordre envahissant, c’est notre insolence devant les dieux, et devant la nécessité de fer qu’ils nous imposent. La tragédie est ici, mais aussi la gloire (Norbert Wiener). Alors au total, que sommes-nous ? Nous sommes les êtres qui savent, et qui en savent trop. Cela nous laisse avec un tel fardeau qu’une fois encore, nous avons le choix : rire ou pleurer, aucun autre animal ne sait rire ni pleurer (Ray Bradbury). Ou peut-être, comme dirait Marguerite Long, nous sommes les artisans d’un jour qui ne finit jamais. Mais non, nous travaillons aujourd’hui comme si le lendemain ne devait exister.