1108 - Sous le joug de la barbarie

N. Lygeros

Chez nous, nous ne savions pas ce que signifiait la barbarie. Nous étions sans doute trop simples pour comprendre cette abstraction. Ce sont d’autres qui sont venus nous l’enseigner. Et notre naïveté n’avait d’égale que leur expérience. Ils avaient soumis d’autres peuples et rien ne pouvait s’opposer à eux. Seulement nous ne savions pas courber l’échine, ni le ciel, ni le soleil ne nous avait appris cela. Quant aux oliviers, ils ne nous avaient indiqué qu’une seule et même chose dans ce domaine. Les arbres meurent debout. Tout cela ne pouvait faire de nous de bons élèves. Alors les experts se donnèrent beaucoup de mal pour nous apprendre les rudiments de la barbarie. Ils voulaient devenir nos maîtres mais nous n’avions ni dieu, ni maître. Aussi ils parvinrent à la conclusion qu’un bon élève était un élève mort. C’était ainsi que la mort s’était abattue sur nos villages. Il s’agissait d’un cours intensif aussi nos morts se comptaient par dizaines. Le nombre importait peu, pourvu qu’il fût grand. L’arithmétique n’avait de sens pour les barbares, seul l’ordre comptait. Aussi nous mourions en ordre du plus petit au plus grand. Cela ressemblait au jeu des chaises musicales. Cependant il n’y avait ni chaise, ni musique, seulement la mort. Ils nous fauchaient comme du blé, nous qui ne connaissions que le thym de la garrigue. Ils nous abattaient comme des cartes et nous faisions le mort. Nous ne parvenions pas à savoir si nous faisions des progrès dans le domaine de la barbarie mais il était certain que nous étions en progression constante dans celui de la mort. Ce coquin de sort ne nous épargnait guère. Comme nous étions des cancres nous passions rapidement à l’école buissonnière, et du buisson au maquis il n’y avait qu’un pas aussi nous le franchîmes et nous nous jetâmes à corps perdu dans ce combat de la mort. Nous ne vivions que de nuit car dans l’enseignement de la barbarie, le jour était fait pour mourir. Finalement nous découvrîmes avec le temps qu’il existait aussi le panache, aussi certains d’entre nous en firent un usage intensif. Fort heureusement pour les barbares cela ne changea en rien leur enseignement, tout le pays tomba sous le joug de la barbarie. Nous étions des cancres et des garnements mais nous avions les meilleurs professeurs et leur enseignement était exemplaire. Ils brûlèrent nos oliviers pour nous affamer mais ils ne purent nous assoiffer car nous buvions nos larmes sur les champs d’horreur. Les barbares dévastèrent tout le pays des hommes qui mouraient debout. Mais cela ne leur suffisait pas, ils voulaient détruire toute trace de notre civilisation. Ils ne se contentèrent pas de brûler, ils déracinaient. Seulement les racines séculaires n’avaient pas dit leur dernier mot. Notre terre pouvait supporter ces bottes qui s’enfonçaient dans la boue de la souffrance mais nos racines étaient irréductibles. En voulant les arracher les barbares brisèrent les os de la terre, les os de notre terre, les os de nos ancêtres. Alors ces derniers se révoltèrent contre la barbarie qui tentait d’assassiner leurs morts. Ils ne pouvaient laisser faire cela plus longtemps. Et les rares survivants de ces massacres de la barbarie découvrirent toute la puissance de la légende des siècles.